« je n’entends pas ces quatre »1
L’Ecclésiaste (ou Qohélet en hébreu), « qui parle à la foule », est un livre très lu de la Bible, bien qu’il puisse sembler nihiliste et épicurien. Il a été écrit après −250, en période hellénistique où l’orient baignait dans la culture grecque, donc en contact avec les philosophies stoïciennes ou épicuriennes. Les morales juives ou chrétiennes y trouvent une inspiration, mais ce texte ne leur appartient pas, il mérite d’être lu comme un philosophe antique qui continue à nous instruire, même si nous ne partageons plus ses conditions de vie et ses croyance. Le livre est donné ici dans une traduction méconnue de 1555, dite « la Bible des idiots », par Sébastien Castellion (1515–1563), un humaniste et réformé de la Renaissance, compagnon un moment de Calvin, puis persécuté par lui.
Conclusion, quand tout est dit,
crains Dieu, et garde ses commandements :
car c’est le devoir de tous hommes.Car de toute œuvre, tant soit secrète, Dieu en fera rendre compte,
soit bonne soit mauvaise. (Eccl.12.13-14)
Pessimisme
Ce texte propose une philosophie pessimiste, répétant selon la traduction traditionnelle : tout est vain, tout n’est que vanité
(Castellion traduit autrement). Le plaisir aussi est donc vain, puisqu’il faut mourir. Le juif dit par exemple qu’il vaut mieux un enfant mort-né, qui n’a rien à regretter, qu’un homme chargé d’ans, d’enfants, et de biens, car il finira pareil et la mort lui sera plus dure (6.3-6).
Épicure (–341…–270) lui répond par anticipation, l’argument devait être courant à l’époque, dans la lettre à Ménécée : « Bien pire encore celui qui dit qu’il est beau de “n’être pas né”. Car, s’il est convaincu de ce qu’il dit, comment se fait-il qu’il ne quitte pas la vie ? Cela est tout à fait en son pouvoir, s’il y est fermement décidé. »2
.
Le philosophe grec présuppose une morale de la détermination rationnelle, pour les maîtres, mais vaut-elle vraiment pour tous ? D’abord, on a le droit d’être lâche et incohérent ; ensuite, on peut aimer se plaindre ou désespérer les autres, c’est pour certains une raison de vivre, quand bien même elle soit peu enviable ; et enfin, si l’on craint Dieu, tuer soi ou d’autres, c’est pêcher contre la Vie. Ainsi même pour des chrétiens, à qui Dieu est amour mais pas à craindre, se conduire selon sa seule raison personnelle, c’est perdre le soutien de plus haut et mieux que soi dans l’adversité, pour aller jusqu’au bout de la tâche que l’on croit porter. Se libérer des dieux autorise le plaisir, mais en fait perdre les consolations et secours moraux.
Qohélet pose comme vérité première qu’un dieu unique existe, et que sa perfection nous juge, comme une personne supérieure peut nous faire honte. Si cette proposition est prise au sérieux, pas seulement sur son lit de mort comme les catholiques, alors même le « rire ce n’est autre chose qu’être hors du sens (2.2) »
, et il faudra payer pour nos errements ici-bas.
Jouis de ta jeunesse, jouvenceau,
et te donne de bon temps tandis que tu es jeune,
et mène un tel train que requiert le souhait de ton cœur,
ou le regard de tes yeux :
mais sache que de tout cela Dieu t’en fera rendre compte. (Eccl.11.9)
En nous rappelant à nos devoirs, Dieu rend la vie morne.
Mieux vaut ouïr tancer un sage,
que chanter un fol. (Eccl.7.5)
Épicurisme
Il arrive cependant ailleurs que Qohélet ne soit pas aussi négatif sur les plaisirs de la vie. Il se peut que l’on cherche ici une cohérence qui n’est pas aussi clairement articulée dans le texte, Qohélet se dit lui-même éplucheur et compilateur de pensées des sages (12.9-11), la composition ne semble pas suivre un développement. Mais parce que cette cohérence a été cherchée pendant des siècles, elle est maintenant dans le texte. Quand bien même Qohélet ne serait qu’une chimère de compilateur, désormais il existe comme une pensée personnelle. Ainsi, les incohérences apparentes du texte nous invitent à réfléchir.
Il n’y a autre bien en l’homme que de manger et boire,
et se donner du bon temps en son travail,
laquelle chose je vois bien qu’elle vient aussi de Dieu (Eccl.2,24)
Qohélet n’interdit pas de boire le vin, il ne promeut pas une prohibition puritaine dans l’espoir de nous faire devenir des anges, contrairement à Calvin, ou aux intégristes musulmans qui reconnaissent pourtant la Bible comme leur livre. Le sage juif insiste sur une nuance qui vaut bien l’Avare de Molière (« il faut manger pour vivre et non vivre pour manger »
) : « manger à l’heure qu’il faut, pour reprendre ses forces, et non pour boire (10.17) »
, ainsi le riche qui ne travaille pas mange trop et dort mal (5.1). Le prêcheur a une morale du plaisir mérité. Boire au matin, et manger pour boire plus, n’est pas un commandement de Dieu, et d’ailleurs nuit à la santé ; boire doit être une récompense après le travail, où il n’est pas interdit et même souhaité de prendre plaisir. Car si Dieu a tout créé, pourquoi aurait-il fait le vin si ce n’est pas pour nous faire plaisir ? Le mal n’est pas dans la chose mais son usage.
« D’avantage si deux couchent ensemble, ils s’échauffent : mais un comment s’échauffera-t-il ? (4.11) »
, « Passe le temps avec ta bien aimée (9.9) »
conseille même Qohélet. Il n’invite pas à l’adultère avec la femme des autres, car ce serait contre un commandement donné à Moïse, mais le plaisir fidèle n’est pas interdit, et même encouragé. Sa société était alors conjugale et monogame. Qohélet cherche la paix avec les autres et avec sa conscience. Enfin « se donner du bon temps en son travail »
, car « Dieu prend plaisir en tes œuvres (9.7) »
, c’est une morale de travailleur3, un Grec n’y aurait pas pensé.
Épicure avait des esclaves et ne propose sa morale du bonheur que pour des oisifs qui cherchent un régime, une règle, un équilibre propice à la santé du corps et au calme de l’âme : « du pain d’orge et de l’eau donnent le plaisir extrême, lorsqu’on les porte à sa bouche dans le besoin »4
. Il conseillera la diète aux riches, mais il ne trouve pas cette joie plus grande du repos après le travail.
Fortune et Providence
Qui prend garde au vent ne sème point :
et qui regarde les nuées, ne moissonne point. (Eccl.11.4)
La morale de Qohélet s’appuie sur une métaphysique, en tous cas une conception du temps, que l’on comprendra plus finement par contraste avec Épicure. Le grec écrit : « Il faut encore se rappeler que l’avenir n’est ni tout à fait nôtre ni tout à fait non-nôtre, afin que nous ne l’attendions pas à coup sûr comme devant être, ni n’en désespérions comme devant absolument ne pas être »
. On retrouve la distinction stoïcienne entre ce qui dépend de nous (l’avenir qui est mien) et ce sur quoi nous ne pouvons rien et dont il ne faudrait pas s’affecter. Épicure poursuit contre ceux qui croient au hasard, ou au destin, alors que l’on ne peut rien en conclure.
Qohélet prend aussi la mesure de notre ignorance de l’avenir et le formule dans une image concrète et paysanne : sème sans craindre le vent, moissonne même si les nuages menacent (on verra). Ce qui lui est cher ne dépend pas de lui, il n’a pas de propriété sur laquelle se replier contre les revers de la fortune, il doit prendre ce qui vient et s’abandonne à l’Inconnu, à la Providence.
De cette ignorance du futur, Épicure tire une conclusion virile et aristocratique. Il est inutile de craindre la mort, puisque nous ne savons pas son heure ; et qu’avant, nous sommes vivants ; et qu’après, nous n’y sommes plus. Qohélet partage les prémisses, « les hommes ne savent point leur temps (9.12) »
; mais pas la conclusion.
Épicure a une conception très abstraite du temps, comme s’il était une suite d’instants qui ne durent pas, qui ne pèsent pas plus qu’ils ne s’accumulent. S’il est si difficile de se convaincre de ses raisons, c’est que dans notre chair est inscrite cette peur panique de sa disparition, la fièvre de se reproduire, de se survivre. Qohélet, comme le reste de la Bible d’ailleurs, aime les enfants, il désespère de voir s’épuiser des personnes dont les héritiers ne sont pas venus.
« je vois sous le soleil une chose qui rien ne vaut […] tel qui est tout seul sans hoir [héritier …] qui néanmoins ne cesse jamais de travailler (4.8) »
Le philosophe grec ne parle pas plus du travail que des enfants. Le temps de la moisson, des naissances, attache Qohélet à un monde qui lui est cher, dont il se sent une partie, il n’est pas un homme seul cherchant l’indépendance à l’égard de la Fortune, il aime le monde de toute sa chair, la mort est nécessairement un arrachement. Ce qu’il pleure au fond, est la beauté de la vie, dont il voudrait qu’elle soit vaine si elle est sans lui, mais les générations passent et la terre dure (1.4).
La Conspiration
Parmi les formules plus répétées, comme rien ne vaut rien
, il en est une plus équivoque, traduite par la TOB (2010) en « tout est vanité et poursuite de vent »
, et par Sacy (1667) en « tout est vanité et affliction d’esprit »
. Vent ou esprit ? Qui se trompe ? Le vent résulte pour nous d’une différence de pression dans l’atmosphère, mais que pouvait-il signifier alors ? Il n’était pas irrationnel de penser que le souffle du ciel participait du même mystère que celui de la vie. L’hésitation des traducteurs entre sens abstrait ou concret concerne un même mot hébreu, rū·aḥ, que Chouraki (1974) traduit de manière conséquente partout par souffle, ainsi dans 12.7 : « La poussière retourne à la terre comme elle était, et le souffle retourne vers Elohîms qui l’a donné… »
Le monde de Qohélet conspire, les corps et la terre reçoivent leur souffle de Dieu.
La théologie païenne est par principe, multiple. Les dieux jouent et s’affrontent sur terre et dans l’humanité. Les gens sont inégaux, le peuple a peur de la colère des dieux, il soudoie des prêtres pour essayer d’être en paix avec eux, Épicure propose une solution rationnelle qui est la nôtre aujourd’hui : le monde n’est qu’un ensemble d’atomes qui s’entrechoquent selon les lois de la matière. Prier n’amène pas la pluie. C’est à cette condition de séparation radicale de l’âme d’avec les choses que le sage trouve une paix entre ses éléments, comme un bouchon trouve une flottaison sur une mer agitée.
Si notre science donne maintenant raison à Épicure, Kant écrivait encore en 1790 dans la Critique de la Faculté de Juger qu’il est « absurde d’espérer qu’il surgira un jour quelque Newton qui pourrait faire comprendre ne serait-ce que la production d’un brin d’herbe »
. Nous l’avons maintenant, avec Darwin et la génétique, mais Épicure n’expliquait déjà pas l’inertie du mouvement, c’était un acte de foi assez fou de croire que le souffle de la vie et la pensée ne tenait qu’à des atomes qui se choquent. Qohélet a désormais tort, mais il était plus raisonnable qu’Épicure. La théologie d’un Dieu unique qui ne se laisse pas acheter par les prières lui évitait les superstitions que combattaient Épicure, sans perdre l’âme du monde dans une soupe mécanique d’atomes.
Selon cette perspective, l’Église a eu raison de condamner Galilée, moins à cause du soleil comme centre du monde que du principe d’inertie qui assure l’éternité du mouvement des planètes sans l’action de Dieu, si bien que le monde peut très bien ne pas avoir été créé, comme celui d’Épicure. Si Galilée est vrai, alors La Bible est fausse ; les philosophes antiques ne sont plus les égarés du premier cercle des enfers selon Dante, c’est Qohélet et les pères de l’Église qu’il faut mettre aux enfers des erreurs de la science. Il est de coutume aujourd’hui de se moquer des inquisiteurs qui n’auraient rien compris à Galilée. Ils avaient au contraire mesuré les conséquences sociales de ses vérités, comme ils l’avaient fait par le passé à l’égard des différentes hérésies élitistes et sectaires. Le paysan pouvait faire corps avec Qohélet, vibrer des mêmes joies et désespoirs, du souffle qui descend dans l’enfant au ventre de la mère (11.5) ou qui ramène les nuages qui menacent la moisson (11.4). Dans le monde froid de la science, seuls les meilleurs savent, et les autres qui essaient de suivre ne peuvent qu’obéir ou s’inventer des théories plus sentimentales mais fausses.
Pour conclure
Lire Qohélet, c’est se convaincre que l’on ne peut absolument plus croire à son Dieu, nous ne sentons plus son monde pneumatique de souffles ; mais nous aimerions trouver une sagesse aussi humaine, et compatible avec notre physique de mécanique et d’information. Mais de même, nous ne voulons pas de la société d’Épicure, de sages calmes par-dessus les passions et l’histoire, ne cherchant au fond qu’un petit confort égoïste assez vain, qui apporte peu au monde ; nous voudrions cette paix mais dans l’action. Nos vies ressemblent plus à celle de Qohélet, avec si possible une famille, des enfants, un travail utile aux autres et où on se réalise, et des congés pour se réunir et banqueter ensemble. Peu importe que ce soit ou pas un don de Dieu, c’est en tous cas une joie de la vie. Plus on sera heureux dans la vie, plus on sera malheureux de la quitter, c’est peut-être dans l’ordre des choses, tant pis, il faudra pleurer, mais pour qui se lamenter est un problème ? Sans doute pour un Grec élitiste et viriliste.
Castellion
Ce n’est pas seulement par goût pour sa langue que Qohélet est donné ici dans la traduction de Castellion (1515, Savoie – 1563, Bâle). Pour mieux connaître cet érudit, on peut lire Stefan Zweig, une Conscience contre la violence : Castellion contre Calvin. Après avoir traduit la Bible en latin pour les doctes, Castellion a voulu donner un texte en français « pour les idiots » (selon ses propres mots) ; pour être le livre de toutes les familles. Mais cette traduction de 1555 est maudite.
Castellion est issu de paysans pauvres et arrive à faire des études à Lyon où il découvre l’humanisme classique. Il sait le grec et lira Épicure. En 1534, Luther traduit la Bible pour la première fois dans une langue vulgaire, son allemand, depuis l’hébreu original et non le latin de la Vulgate officielle de l’Église. Castellion est alors pris de la fièvre de son époque, il rejoint Calvin en 1540, il est excommunié de Genève en 1544, parce qu’il défend que le Cantique des Cantiques n’est pas une pure allégorie de Dieu et son Église, c’est une véritable histoire d’amour charnel qui déplaît fort au puritain Calvin.
Castellion ne veut rien perdre des leçons de l’humanisme païen, comme par exemple Rabelais, tout en cherchant un humanisme chrétien authentique, tel qu’il est dans les textes. Il a réussi à faire paraître sa Bible en 1555 à Bâle, mais attaqué par l’Église catholique, ainsi que les calvinistes, et n’ayant pas écrit en néerlandais pour intéresser la Hollande (qui a relu et parfois imprimé son latin contre les puritains), cette traduction n’a été rééditée au complet qu’en 20055, 450 ans après. Cette édition est d’ailleurs introuvable en 2020, cette Bible est maudite. Remercions heureusement ce siècle numérique, une version de 1555 a été numérisée par Google.
Cette édition
Le texte donné ici a été établi sur l’imprimé original, et modernisé pour nous rendre la langue plus familière. À l’époque, l’orthographe n’était pas fixée, chaque imprimeur ou auteur pouvait chercher la sienne. Celle de Castellion était très proche de la nôtre, et même un peu plus régulière. Par exemple il écrivait notre il est avec un accent circonflexe, « il êt », comme dans forêt ; ou bien la conjonction et comme en espagnol, « e », puisque le t ne se prononce jamais, même en liaison.
Dans chaque détail, ce traducteur met de l’intelligence. Il ajoute très peu de notes, dont l’appel se fait avant ce qu’il veut éclairer, comme pour préparer le lecteur par une information ; par contre il évite ces surcharges marginales des catholiques ou des calvinistes qui ensevelissent la parole de Dieu sous leurs commentaires pour que le lecteur lisent bien leur dogme et pas le texte. Vouloir absolument que les prophètes annoncent déjà le Christ ou l’Église, ou combattent l’épicurisme et le nihilisme, c’est pour le moins construire un Qohélet parallèle.
Castellion pense que la parole de Dieu parle toute seule, ou alors elle ne vaut pas d’être crue. Ses remarques très brèves sont parfois lumineuses, tranchant dans des siècles de contradictions rabbiniques ou de reformulations charitables des chrétiens, par exemple en 12.2-5.
Ce qui s’adressait aux idiots d’hier garde un sel populaire mais demande tout de même un petit effort aujourd’hui. L’éditeur a ajouté quelques notes de vocabulaire (appels en a, b, c…). Les versets sont numérotés comme de nos jours, les passages à la ligne sont repris de la TOB, assurant que Castellion a scrupuleusement suivi le découpage à l’intérieur des versets de l’hébreu, à la réserve de quelques rares inversions pouvant s’expliquer par le texte qu’il avait à l’époque.
Une note de bas de page en 12.6 nous rend son scrupule définitivement attachant : « je n’entends pas ces quatre »
(divisions qui font un verset). L’Église ou Calvin auraient-ils osé dire qu’ils ne comprenaient pas la Bible, alors qu’ils s’instituaient les interprètes de la « parole de Dieu » sur terre ? Castellion est par ailleurs lumineux en bien des endroits, donnant des leçons encore retenues, il a quelques faiblesses, elles sont rares. Sa traduction est une école de probité intellectuelle. Il montre ce qu’est comprendre simplement sans se payer de mots obscurs. Ce n’est pas facile de de s’adresser aux « idiots », il faut beaucoup travailler pour être simple. C’est une joie de notre siècle numérique de pouvoir venger Castellion de Calvin6, et le donner gratuitement.