Les français sont-ils cartésiens ?
1637, bientôt 4 siècles que le Discours de la Méthode est écrit, et que beaucoup de français s’en réclament. Ils se flattent d’être cartésiens, d’être rationnels et de penser par eux-mêmes, « je pense donc je suis » (IV.1)
, sans toujours avoir lu le texte.
Descartes a cherché sa certitude, et à cette fin, il a d’abord douté de tout, faisant le tri de ses idées pour n’en retenir que les plus sûres. Persistance étrange, les français composent actuellement la société qui doute le plus des savoirs autorisés, la plus défiante à l’égard de toutes les autorités (relativement aux autres sociétés développées). Ils ne font pas confiance aux élites censées savoir ce qu’est l’économie, la politique, ou un vaccin ; ils veulent se construire leur avis par eux-même.
Ce discours a la réputation d’être philosophique, il ressemble plutôt à un programme de recherche pour demander des financements.
(I) Le chercheur raconte d’abord sa vie pour se présenter, sans façon, à la Montaigne ;
(II) il présente ensuite une Méthode originale qui s’annonce prometteuse ;
(III) de cette Méthode il commence par tirer une Morale, afin de fonder l’éthique du chercheur qui n’existait pas encore ;
(IV) il en tire aussi une Métaphysique, nécessaire à l’époque pour que les résultats de la science ne fâchent pas l’Église de Rome ;
(V) il présente ensuite quelques résultats scientifiques prometteurs de Physique et de Médecine, toujours grâce à sa Méthode ;
(VI) et enfin, il demande de l’argent pour continuer ses expériences.
Le Discours introduisait aussi 3 essais scientifiques révolutionnaires pour l’époque (la Dioptrique, les Météores et la Géométrie) ; et par ailleurs, c’est le premier livre européen de sciences qui n’est pas écrit en latin.
La science de Descartes est parfois étonnante, par exemple il suppose que le sang circule dans le corps comme dans un chauffage central, par l’effet de la chaleur et de la pression ; ou il développe la théorie célèbre des animaux-machines ; mais ses hypothèses sont toujours plausibles et compatibles avec ses expériences. Il a tenté un système global de la connaissance humaine, où la science la plus moderne de l’époque resterait en accord avec la tradition de la Religion.
la lecture de tous les bons livres est comme une conversation avec les plus honnêtes gens des siècles passés, qui en ont été les auteurs, & même une conversation étudiée, en laquelle ils ne nous découvrent que les meilleures de leurs pensées (I.7)
Ce n’est pas dans le Discours que se trouvent les théories scientifiques de Descartes les plus durables. Se gausser de ces erreurs n’amuse pas longtemps, par contre, on peut observer la pensée en marche d’un grand savant, une personne attachante, et une sagesse.
Il y a moins de perfection dans les ouvrages composés de plusieurs pièces, & faits de la main de divers maîtres, qu’en ceux auxquels un seul a travaillé. (VI.2)
La pensée de Descartes est révolutionnaire, mais sa révolution s’arrête avant son corps, c’est un conservateur qui ne veut surtout pas modifier l’ordre des choses. Il est limité par ses axiomes : le besoin d’une certitude absolue qui ne s’accommode pas de la négociation avec les autres, alors pour tout ce qui concerne la société, il suit la coutume. Il refuse la réforme, qui dans le langue d’alors est un terme aussi fort que notre révolution, car il ne s’agit pas seulement de renverser le monde cul-par-dessus-tête, mais de le reconstruire, de le re-former, comme une maison à rebâtir selon un meilleur plan, avec les matériaux de l’ancienne.
« pour ce qui touche les mœurs, chacun abonde si fort en son sens, qu’il se pourrait trouver autant de réformateurs que de têtes, s’il était permis à d’autres qu’à ceux que Dieu a établis pour souverains sur ses peuples » (II.2)
Descartes n’imagine pas qu’une réforme puisse être démocratique ; il préfère une monarchie justifiée par Dieu, et tempérée par la coutume. Bien que gentilhomme à l’époque, il formule très tôt l’idéal politique du rentier : libre de sa vie et de sa pensée, n’exigeant pas de participer au gouvernement, à la condition que l’état le protège des gens les plus dérangeants.
Depuis 1840 et le premier programme des classes de philosophie des lycées français par Victor Cousin, la conscience et le cogito « je pense (donc je suis) », sont au fondement de la formation des citoyens français. Descartes a inspiré la grande qualité de la science française d’alors, fondé sur le matérialisme radical de l’animal-machine ; mais il a aussi conforté une classe dominante dans sa supériorité intellectuelle, fondée en raison jusqu’à un principe métaphysique ultime : un dieu rationnel validant l’existence de l’âme, du monde, et de leur accord dans les vérités de la science ; afin de nous rendre comme maîtres & possesseurs de la Nature (VI.2)
.
Avec la promotion de cette philosophie officielle, l’état français pensait conserver une religion rationnelle, qui ne nuise pas à la science et donc à l’industrie, sans perdre l’immortalité de l’âme et donc l’obéissance du peuple. Par ailleurs, ce système classique n’est pas historique, ce qui évite à l’état de rappeler son origine révolutionnaire, qui porte nécessairement la possibilité de son renversement, c’est-à-dire, que la Révolution puisse revenir. Enfin, le cartésianisme d’état a fondé la métaphysique de l’individualisme absolu, libre de ses opinions en droit, ce qui permet de l’attacher à ses ignorances en fait ; par exemple si le peuple a voté pour Napoléon III en 1870, alors l’Empereur est voulu par Dieu qui s’exprime à travers l’âme de tous les citoyens qui ont voté librement, mais pas éclairés par un débat collectif.
Toutefois, l’homme Descartes porte aussi une sagesse profondément démocratique et universelle. Il accorde à tous le bon sens qui fait l’humanité, sans distinction sociale ou nationale. Il est fidèle en cela à la promesse catholique d’une âme égale pour tous devant Dieu ; contrairement à la prédestination protestante de l’époque, où plusieurs pouvaient s’estimer élus (par Dieu).
tous ceux qui ont des sentiments fort contraires aux nôtres, ne sont pas pour cela barbares ni sauvages, mais que plusieurs usent autant ou plus que nous de raison […] il me semblait que je pourrais rencontrer beaucoup plus de vérité, dans les raisonnements que chacun fait touchant les affaires qui lui importent, & dont l’événement le doit punir bientôt après, s’il a mal jugé ; que dans ceux que fait un homme de lettres dans son cabinet, touchant des spéculations qui ne produisent aucun effet (II.4)
Descartes est une introduction, il libère, à la condition de ne pas s’y arrêter. Le prêtre Malebranche peut en tirer un piétisme radical et rationnel (l’âme pense et donc n’existe qu’en Dieu) ; le juif excommunié Spinoza souhaitera plutôt une réalisation politique de la liberté de penser, aboutissant nécessairement à une démocratie. Hegel considère en tous cas que « Descartes est de fait le véritable initiateur de la philosophie moderne »
, le Discours de la Méthode est comme une graine en concentré de notre modernité.
Le Discours de la Méthode est donné ici dans une édition nouvelle, revue sur l’imprimé original de 16371. L’orthographe est modernisée, inutile de surprendre l’œil et l’oreille par des conventions graphiques comme paroistre « paraître » ou connoiſſance « connaissance », qui ne signifient pas plus qu’une différence d’accent.
Ceux qui ont le raisonnement le plus fort, & qui digèrent le mieux leurs pensées, afin de les rendre claires & intelligibles, peuvent toujours le mieux persuader ce qu’ils proposent, encore qu’ils ne parlassent que bas Breton (I.9)
Par contre, on a restauré les majuscules et la ponctuation originale, qui sont très significatives. Les éditeurs depuis le XIXe siècle pensent corriger le texte en déplaçant les virgules, oubliant que Descartes est mathématicien, et que sa contribution majeure concerne justement la notation. Il a un usage logique de la ponctuation, qui sépare et hiérarchise les propositions. L’usage actuel met par exemple des virgules après des quoique, ou des par exemple, imposant une respiration de l’incise. Dans une phrase aussi longue que celles de l’époque, ces virgules modernes brouillent l’arbre des propositions en imposant un ton qui n’est pas du sens ; mais une certaine manière de dire qui ne convient ni à Descartes, ni à aujourd’hui. La chaîne de ses raisons cherche justement à éviter ces détours.
L’usage de certains signes peut surprendre. Le point (.) reste le séparateur des phrases qui peuvent être parfois très longues. La virgule (,) est le séparateur de plus bas niveaux, entre les termes d’une énumération, et surtout les propositions. Le point-virgule (;) est nécessaire comme articulation supérieure à la virgule, il arrive qu’il soit suivi d’une majuscule, qui est un marqueur fort de division dans le propos. Les deux-points (:) sont utilisés comme une division plus forte que le point-virgule, mais inférieure au point. Cet usage peut surprendre au départ mais devient vite naturel.
La typographie originale du Discours est pauvre, c’est un flot continu, juste divisé par des alinéas. Les parties ne sont même pas marquées d’une ligne vide, mais indiquées par une note marginale. Ces paragraphes ont été scrupuleusement conservés, et même numérotés pour faciliter la référence. Ils sont longs, parfois plus de 100 lignes. Notre œil et notre mémoire ne sont plus exercés à articuler de si longues périodes.
Comme les majuscules conservées après les ponctuations faibles pouvaient gêner l’œil actuel, elles ont été mises à la ligne, comme des versets. Il en résulte une division du propos étonnamment rigoureuse.
Les passages en gras ne sont pas marqués par l’auteur, ils servent de balises pour se retrouver plus rapidement et entretenir l’attention. Il y a quelques notes de l’éditeur pour assister les lecteurs qui ne seraient pas familiers de certaines abstractions, même si Descartes les évite le plus possible.
En conséquence, même ceux qui connaissent ce texte pourrait trouvé un plaisir nouveau à cette édition libre (quoique scrupuleuse).