Le chaînon manquant de Darwin à Marx.
À l’origine, Le rôle du travail dans la transformation du singe en homme devait constituer un ouvrage en soi. Resté inachevé, il fut finalement inséré à la Dialectique de la nature, peut-être l’ouvrage le plus ambitieux de F. Engels puisqu’il relie entre elles les différentes disciplines des sciences de la nature : mécanique, physique, chimie, biologie, etc. C’est ainsi que nous observons, à l’échelle du temps long, les sauts qualitatifs du mouvement de la matière dans son évolution. Plus encore, ce mouvement de la matière continue d’évoluer à travers la culture. Il n’y a pas de rupture entre nature et culture, mais continuité, nouveau saut qualitatif dont l’étude relève des sciences historiques : économie, psychologie, politique, sociologie, etc. Le rôle du travail dans la transformation du singe en homme se situe précisément sur ce point de passage, et c’est là son grand intérêt. C’est en quelque sorte le chaînon manquant de Darwin à Marx, l’extension du matérialisme dans le domaine de l’histoire. C’est donc l’ensemble du matérialisme qui s’ébauche sous nos yeux. L’ensemble des rapports entre nécessité et contingence. Nous disons bien l’ensemble, c’est-à-dire le tout, la totalité des phénomènes de l’univers, car le matérialisme ne laisse aucune place au divin, à l’inconnu, au prétendu mystère de l’objet en soi.
Quel est donc le mouvement de la matière qui s’opère dans le phénomène humain ? C’est le travail, nous dit F. Engels : « il est la condition fondamentale première de toute vie humaine ». Non seulement l’homme travaille, mais il est lui-même produit par son travail. Il produit son monde – le monde des hommes – et ce monde le transforme à son tour. Ce rapport dialectique évolue à mesure que la production se développe, que la division du travail s’amplifie, que les échanges se multiplient et que l’homme prend peu à peu conscience de lui-même en tant que rapport social de cette production. Mais cette prise de conscience est des plus difficiles. Parvenu au stade de la division entre travail manuel et intellectuel, les hommes perçoivent leur monde comme reflet fantastique de l’esprit, de la pensée et des idées. Cette perception constitue le fondement d’une conception idéaliste du monde, conception dominante depuis l’antiquité. C’est une philosophie de légitimation du monde tel qu’il est, du pouvoir politique tel qu’il est, trouvant là sa raison pratique plus ou moins consciente. À rebours de cette philosophie, le matérialisme nous invite à renverser cette perception pour voir que c’est bien la matière qui précède les idées, le mouvement de la matière, c’est-à-dire, pour le monde des hommes, le travail, et donc le mode de production. Si l’esprit participe de cette évolution, il ne peut le faire qu’en retour, après le travail de la main qui produit l’outil. C’est alors seulement qu’apparaît le signe : le langage et le monde des idées.
Selon les exégètes, F. Engels a rédigé Le rôle du travail dans la transformation du singe en homme en 1876. Il s’agit non seulement d’un état des lieux de la recherche à cette époque, mais aussi d’un repérage des chaînons manquants dans la connaissance de l’évolution, par exemple celui des êtres intermédiaires entre les singes anthropomorphes et l’homme. Le processus d’hominisation qui nous est présenté se trouve confirmé par la science contemporaine, à commencer par la démarche verticale qui réoriente l’activité de la main. Le caractère social de l’homme, fondé sur son évolution physiologique, fait également l’objet d’un consensus. Seul le travail n’est pas vraiment reconnu en tant que moteur de cette évolution. Nous avons pourtant les belles pages de G. W. F. Hegel sur la main et l’outil ainsi que de nombreux matériaux recueillis par les ethnologues. Nous pensons ici à A. Leroi-Gourhan et M. Godelier, mais il y en a bien d’autres, et d’obédiences les plus diverses. Du reste, bien des hommes de science sont d’éminents dialecticiens matérialistes, mais redeviennent idéalistes dès qu’il s’agit de philosophie. Il nous faut tabler que la conscience, stade le plus avancé du mouvement de la matière, saura s’affranchir de toutes les croyances.
Mais quelle est cette conscience dont nous parle F. Engels ? C’est la conscience de l’unité de la nature, car « Rien dans la nature n’arrive isolément. Chaque phénomène réagit sur l’autre et inversement ». Telle est la loi générale du mouvement de la matière, quelle que soit la forme qu’elle emprunte. Il n’y a pas lieu de séparer le corps de l’esprit, ni les hommes de la nature. La conscience elle-même est matière, une phase supérieure des mouvements qui l’animent. Elle progresse en déchiffrant la dialectique de ces mouvements, en comprenant toutes les étapes de sa transformation. Surtout, elle devient pleinement conscience en cherchant le juste rapport avec les autres formes, notamment les plus fragiles : les formes du vivant. La pleine conscience des hommes consiste à mesurer tous les effets de leurs actions, même les plus lointains. Effets sur la nature et sur les hommes eux-mêmes. Voilà pourquoi la production doit trouver son mode le plus harmonieux. Il nous faut la concevoir en tant que phénomène ambiant dans l’ensemble des phénomènes. Cela porte aujourd’hui le nom d’écologie, mais nous conserverons celui de communisme.
Le communisme, au sens de K. Marx et F. Engels, est une écologie pleine et entière. C’est l’unité des hommes entre eux et avec la nature. C’est donc la fin de la division en classes, la fin de toute séparation, ce qui nécessite un changement radical du mode de production : une révolution.
Xavier Morin.