Les prolétaires de tous les pays ne vont pas s’unir
Marx a reçu une éducation juive complète, se réfère souvent à la Bible, c’est un prophète (athée). Il interroge l’histoire, dont il cherche le moteur et l’avenir. En 1848, il prophétisait la généralisation de l’exploitation rationnelle de la nature et de l’humanité. En conséquence, la planète tout entière serait soumise au calcul. Il en déduisait que partageant les mêmes conditions d’exploitation, l’humanité s’unirait pour renverser ses exploiteurs.
« La Bourgeoisie produit avant tout ses propres fossoyeurs. Sa chute et la victoire du Prolétariat sont également inévitables. » (32)
« À la place de l’ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses antagonismes de classes, surgit une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement pour tous. » (54)
Après un siècle et demi d’expériences parfois meurtrières, il faut l’admettre, ce n’est pas ce qui s’est passé. La guerre de 1914 a par exemple montré que les ouvriers d’Europe avaient non seulement une patrie, mais qu’ils étaient même prêts à mourir par millions pour elle.
Ce siècle numérique généralise encore plus efficacement l’exploitation par le calcul, et nous n’assistons pas à une conscientisation universelle de l’humanité, au contraire.
Avec les écrans, des individus ont l’impression de s’ouvrir au monde entier, de sortir de leur famille et de leur quartier, qui ne les reconnaissent pas à la valeur qu’ils s’imaginent avoir. Les grands réseaux sociaux sont les plus grandes capitalisations boursières. Les masses leur abandonnent le meilleur de leur vie, elles se soumettent volontairement au Capital, elles se numérisent, pour mendier une flatterie.
Mais plus les individus partagent les mêmes logiciels et les mêmes interfaces, plus ils prennent peur de perdre leur âme singulière, et plus ils jettent leurs identités imaginaires à la figure des étrangers, avec les mêmes mèmes. La personne violentée par la standardisation de ses conditions matérielles réagit d’abord par la fureur identitaire.
Il ne faut pas lire le Manifeste en attendant que la prophétie se réalise, mais comme une invitation à repenser l’histoire, et à agir.
Le parti communiste du temps de Marx ou de Lafargue était une assemblée houleuse mais encore pleine de débats honnêtes, d’amitiés et de combats ; loin des sinistres armées totalitaires à broyer les individus, ou des actuelles machines électorales à répéter les éléments de langage.
Le Manifeste témoigne d’une grande vitalité de la pensée socialiste d’alors, cataloguant des impasses encore tentantes aujourd’hui. Il faut transposer un peu, mais le « socialisme féodal » (III.1.a) semble déjà le royalisme corporatif de Maurras (au programme de Pétain ou de l’extrême-droite chrétienne actuelle) ; le « socialisme conservateur et bourgeois » (III.2) caractérise bien le PS français depuis plusieurs décennies ; et sous les socialismes « critico-utopique » (III.3), on trouvera les inventeurs de constitutions, de tirages au sort et autres revenus universels.
Marx ne se mélange pas les repères et se moque déjà des unions électoralistes des gauches. Une alliance n’est pas une affaire de personnes, de bonnes ou de mauvaises intentions, mais un calcul du rapport des forces historiques.
« En France, les communistes se rallient au parti démocrate-socialiste contre les bourgeoisies radicales [=PS] et conservatrices [=droite], tout en se réservant le droit de critiquer les phrases et les illusions léguées par la tradition révolutionnaire. » (76)
Le Manifeste est ici donné dans la première traduction en français de 1886, par Laura Marx-Lafargue (1845–1911), fille de Karl Marx et mariée à Paul Lafargue (1880, Le Droit à la paresse). Y ont été reportées les innovations de Andler (traduction 1901) : une numéroration commode, les préfaces à d’autres éditions, ainsi que les notes de Engels. Quelques intertitres ont été insérés, pour aider à se repérer dans un texte désormais historique, où chaque ligne compte, comme la loi, ou bien la Bible.