1.1.1. La marchandise 🔗
1.1.1.1. Les deux facteurs de la marchandise : valeur d’usage et valeur d’échange ou valeur proprement dite. (Substance de la valeur, Grandeur de la valeur.) 🔗
La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s’annonce comme une « immense accumulation de marchandises1 ». L’analyse de la marchandise, forme élémentaire de cette richesse, sera par conséquent le point de départ de nos recherches.
La marchandise est d’abord un objet extérieur, une chose qui par ses propriétés satisfait des besoins humains de n’importe quelle espèce. Que ces besoins aient pour origine l’estomac ou la fantaisie, leur nature ne change rien à l’affaire2. Il ne s’agit pas non plus ici de savoir comment ces besoins sont satisfaits, soit immédiatement, si l’objet est un moyen de subsistance, soit par une voie détournée, si c’est un moyen de production.
Chaque chose utile, comme le fer, le papier, etc., peut être considérée sous un double point de vue, celui de la qualité et celui de la quantité. Chacune est un ensemble de propriétés diverses et peut, par conséquent, être utile par différents côtés. Découvrir ces côtés divers et, en même temps, les divers usages des choses est une œuvre de l’histoire3. Telle est la découverte de mesures sociales pour la quantité des choses utiles. La diversité de ces mesures des marchandises a pour origine en partie la nature variée des objets à mesurer, en partie la convention.
L’utilité d’une chose fait de cette chose une valeur d’usage4. Mais cette utilité n’a rien de vague et d’indécis. Déterminée par les propriétés du corps de la marchandise, elle n’existe point sans lui. Ce corps lui-même, tel que fer, froment, diamant, etc., est conséquemment une valeur d’usage, et ce n’est pas le plus ou moins de travail qu’il faut à l’homme pour s’approprier les qualités utiles qui lui donne ce caractère. Quand il est question de valeurs d’usage, on sous-entend toujours une quantité déterminée, comme une douzaine de montres, un mètre de toile, une tonne de fer, etc. Les valeurs d’usage des marchandises fournissent le fonds d’un savoir particulier, de la science et de la routine commerciales5.
Les valeurs d’usage ne se réalisent que dans l’usage ou la consommation. Elles forment la matière de la richesse, quelle que soit la forme sociale de cette richesse. Dans la société que nous avons à examiner, elles sont en même temps les soutiens matériels de la valeur d’échange.
La valeur d’échange apparaît d’abord comme le rapport quantitatif, comme la proportion dans laquelle des valeurs d’usage d’espèce différente s’échangent l’une contre l’autre6, rapport qui change constamment avec le temps et le lieu. La valeur d’échange semble donc quelque chose d’arbitraire et de purement relatif ; une valeur d’échange intrinsèque, immanente à la marchandise, paraît être, comme dit l’école, une contradictio in adjecto7. Considérons la chose de plus près.
Une marchandise particulière, un quarteron de froment, par exemple, s’échange dans les proportions les plus diverses avec d’autres articles. Cependant, sa valeur d’échange reste immuable, de quelque manière qu’on l’exprime, en x cirage, y soie, z or, et ainsi de suite. Elle doit donc avoir un contenu distinct de ces expressions diverses.
Prenons encore deux marchandises, soit du froment et du fer. Quel que soit leur rapport d’échange, il peut toujours être représenté par une équation dans laquelle une quantité donnée de froment est réputée égale à une quantité quelconque de fer, par exemple : 1 quarteron de froment = a kilogramme de fer. Que signifie cette équation ? C’est que dans deux objets différents, dans 1 quarteron de froment et dans a kilogramme de fer, il existe quelque chose de commun. Les deux objets sont donc égaux à un troisième qui, par lui-même, n’est ni l’un ni l’autre. Chacun des deux doit, en tant que valeur d’échange, être réductible au troisième, indépendamment de l’autre.
Un exemple emprunté à la géométrie élémentaire va nous mettre cela sous les yeux. Pour mesurer et comparer les surfaces de toutes les figures rectilignes, on les décompose en triangles. On ramène le triangle lui-même à une expression tout à fait différente de son aspect visible : au demi-produit de sa base par sa hauteur. De même, les valeurs d’échange des marchandises doivent être ramenées à quelque chose qui leur est commun et dont elles représentent un plus ou un moins.
Ce quelque chose de commun ne peut être une propriété naturelle quelconque, géométrique, physique, chimique, etc., des marchandises. Leurs qualités naturelles n’entrent en considération qu’autant qu’elles leur donnent une utilité qui en fait des valeurs d’usage. Mais, d’un autre côté, il est évident que l’on fait abstraction de la valeur d’usage des marchandises quand on les échange et que tout rapport d’échange est même caractérisé par cette abstraction. Dans l’échange, une valeur d’utilité vaut précisément autant que toute autre, pourvu qu’elle se trouve en proportion convenable. Ou bien, comme dit le vieux Barbon :
« Une espèce de marchandise est aussi bonne qu’une autre quand sa valeur d’échange est égale ; il n’y a aucune différence, aucune distinction dans les choses chez lesquelles cette valeur est la même8. »
Comme valeurs d’usage, les marchandises sont avant tout de qualité différente ; comme valeurs d’échange, elles ne peuvent être que de différente quantité.
La valeur d’usage des marchandises une fois mise de côté, il ne leur reste plus qu’une qualité, celle d’être des produits du travail. Mais déjà le produit du travail lui-même est métamorphosé à notre insu. Si nous faisons abstraction de sa valeur d’usage, tous les éléments matériels et formels qui lui donnaient cette valeur disparaissent à la fois. Ce n’est plus, par exemple, une table, ou une maison, ou du fil, ou un objet utile quelconque ; ce n’est pas non plus le produit du travail du tourneur, du maçon, de n’importe quel travail productif déterminé. Avec les caractères utiles particuliers des produits du travail disparaissent en même temps, et le caractère utile des travaux qui y sont contenus, et les formes concrètes diverses qui distinguent une espèce de travail d’une autre espèce. Il ne reste donc plus que le caractère commun de ces travaux ; ils sont tous ramenés au même travail humain, à une dépense de force humaine de travail sans égard à la forme particulière sous laquelle cette force a été dépensée.
Considérons maintenant le résidu des produits du travail. Chacun d’eux ressemble complètement à l’autre. Ils ont tous une même réalité fantomatique. Métamorphosés en sublimés identiques, échantillons du même travail indistinct, tous ces objets ne manifestent plus qu’une chose, c’est que dans leur production une force de travail humaine a été dépensée, que du travail humain y est accumulé. En tant que cristaux de cette substance sociale commune, ils sont réputés valeurs.
Le quelque chose de commun qui se montre dans le rapport d’échange ou dans la valeur d’échange des marchandises est par conséquent leur valeur ; et une valeur d’usage, ou un article quelconque, n’a une valeur qu’autant que du travail humain est matérialisé en elle.
Comment mesurer maintenant la grandeur de sa valeur ? Par le quantum de la substance « créatrice de valeur » contenue en lui, du travail. La quantité de travail elle-même a pour mesure sa durée dans le temps, et le temps de travail possède de nouveau sa mesure, dans des parties du temps telles que l’heure, le jour, etc.
On pourrait s’imaginer que si la valeur d’une marchandise est déterminée par le quantum de travail dépensé pendant sa production plus un homme est paresseux ou inhabile, plus sa marchandise a de valeur, parce qu’il emploie plus de temps à sa fabrication. Mais le travail qui forme la substance de la valeur des marchandises est du travail égal et indistinct une dépense de la même force. La force de travail de la société tout entière, laquelle se manifeste dans l’ensemble des valeurs, ne compte par conséquent que comme force unique, bien qu’elle se compose de forces individuelles innombrables. Chaque force de travail individuelle est égale à toute autre, en tant qu’elle possède le caractère d’une force sociale moyenne et fonctionne comme telle, c’est-à-dire n’emploie dans la production d’une marchandise que le temps de travail nécessaire en moyenne ou le temps de travail nécessaire socialement.
Le temps socialement nécessaire à la production des marchandises est celui qu’exige tout travail, exécuté avec le degré moyen d’habileté et d’intensité et dans des conditions qui, par rapport au milieu social donné, sont normales. Après l’introduction en Angleterre du tissage à la vapeur, il fallut peut-être moitié moins de travail qu’auparavant pour transformer en tissu une certaine quantité de fil. Le tisserand anglais, lui, eut toujours besoin du même temps pour opérer cette transformation ; mais dès lors le produit de son heure de travail individuelle ne représenta plus que la moitié d’une heure sociale de travail et ne donna plus que la moitié de la valeur première.
C’est donc seulement le quantum de travail, ou le temps de travail nécessaire, dans une société donnée, à la production d’un article qui en détermine la quantité de valeur9. Chaque marchandise particulière compte en général comme un exemplaire moyen de son espèce10. Les marchandises dans lesquelles sont contenues d’égales quantités de travail, ou qui peuvent être produites dans le même temps, ont, par conséquent, une valeur égale. La valeur d’une marchandise est à la valeur de toute autre marchandise, dans le même rapport que le temps de travail nécessaire à la production de l’une est au temps de travail nécessaire à la production de l’autre.
La quantité de valeur d’une marchandise resterait évidemment constante si le temps nécessaire à sa production restait aussi constant. Mais ce denier varie avec chaque modification de la force productive du travail, qui, de son côté, dépend de circonstances diverses, entre autres de l’habileté moyenne des travailleurs ; du développement de la science et du degré de son application technologique des combinaisons sociales de la production ; de l’étendue et de l’efficacité des moyens de produire et des conditions purement naturelles. La même quantité de travail est représentée, par exemple, par 8 boisseaux de froment si la saison est favorable, par 4 boisseaux seulement dans le cas contraire. La même quantité de travail fournit une plus forte masse de métal dans les mines riches que dans les mines pauvres, etc. Les diamants ne se présentent que rarement dans la couche supérieure de l’écorce terrestre ; aussi faut-il pour les trouver un temps considérable en moyenne, de sorte qu’ils représentent beaucoup de travail sous un petit volume. Il est douteux que l’or ait jamais payé complètement sa valeur. Cela est encore plus vrai du diamant. D’après Eschwege, le produit entier de l’exploitation des mines de diamants du Brésil, pendant 80 ans, n’avait pas encore atteint en 1823 le prix du produit moyen d’une année et demie dans les plantations de sucre ou de café du même pays, bien qu’il représentât beaucoup plus de travail et, par conséquent plus de valeur. Avec des mines plus riches, la même quantité de travail se réaliserait dans une plus grande quantité de diamants dont la valeur baisserait. Si l’on réussissait à transformer avec peu de travail le charbon en diamant, la valeur de ce dernier tomberait peut-être au-dessous de celle des briques. En général, plus est grande la force productive du travail, plus est court le temps nécessaire à la production d’un article, et plus est petite la masse de travail cristallisée en lui, plus est petite sa valeur. Inversement, plus est petite la force productive du travail, plus est grand le temps nécessaire à la production d’un article, et plus est grande sa valeur. La quantité de valeur d’une marchandise varie donc en raison directe du quantum et en raison inverse de la force productive du travail qui se réalise en elle.
Nous connaissons maintenant la substance de la valeur : c’est le travail. Nous connaissons la mesure de sa quantité : c’est la durée du travail.
Une chose peut être une valeur d’usage sans être une valeur. Il suffit pour cela qu’elle soit utile à l’homme sans qu’elle provienne de son travail. Tels sont l’air des prairies naturelles, un sol vierge, etc. Une chose peut être utile et produit du travail humain, sans être marchandise. Quiconque, par son produit, satisfait ses propres besoins ne crée qu’une valeur d’usage personnelle. Pour produire des marchandises, il doit non seulement produire des valeurs d’usage, mais des valeurs d’usage pour d’autres, des valeurs d’usage sociales11. Enfin, aucun objet ne peut être une valeur s’il n’est une chose utile. S’il est inutile, le travail qu’il renferme est dépensé inutilement et conséquemment ne crée pas valeur.
1.1.1.2. Double caractère du travail présenté par la marchandise. 🔗
Au premier abord, la marchandise nous est apparue comme quelque chose à double face, valeur d’usage et valeur d’échange. Ensuite nous avons vu que tous les caractères qui distinguent le travail productif de valeurs d’usage disparaissent dès qu’il s’exprime dans la valeur proprement dite. J’ai, le premier, mis en relief ce double caractère du travail représenté dans la marchandise12. Comme l’économie politique pivote autour de ce point, il nous faut ici entrer dans de plus amples détails. Prenons deux marchandises, un habit, par exemple, et 10 mètres de toile ; admettons que la première ait deux fois la valeur de la seconde, de sorte que si 10 mètres de toile = x, l’habit = 2 x. L’habit est une valeur d’usage qui satisfait un besoin particulier. Il provient genre particulier « activité productive, déterminée par son but, par son mode d’opération, son objet, ses moyens et son résultat. Le travail qui se manifeste dans l’utilité ou la valeur d’usage de son produit, nous le nommons tout simplement travail utile. A ce point de vue, il est toujours considéré par rapport à son rendement.
De même que l’habit et la toile sont deux choses utiles différentes, de même le travail du tailleur, qui fait l’habit, se distingue de celui du tisserand, qui fait de la toile. Si ces objets n’étaient pas des valeurs d’usage de qualité diverse et, par conséquent, des produits de travaux utiles de diverse qualité, ils ne pourraient se faire vis-à-vis comme marchandises. L’habit ne s’échange pas contre l’habit, une valeur d’usage contre la même valeur d’usage.
A l’ensemble des valeurs d’usage de toutes sortes correspond un ensemble de travaux utiles également variés, distincts de genre, d’espèce, de famille – une division sociale du travail. Sans elle pas de production de marchandises, bien que la production des marchandises ne soit point réciproquement indispensable à la division sociale du travail. Dans la vieille communauté indienne, le travail est socialement divisé sans que les produits deviennent pour cela marchandises. Ou, pour prendre un exemple plus familier, dans chaque fabrique le travail est soumis à une division systématique ; mais cette division ne provient pas de ce que les travailleurs échangent réciproquement leurs produits individuels. Il n’y a que les produits de travaux privés et indépendants les uns des autres qui se présentent comme marchandises réciproquement échangeables.
C’est donc entendu : la valeur d’usage de chaque marchandise recèle un travail utile spécial ou une activité productive qui répond à un but particulier. Des valeurs d’usage ne peuvent se faire face comme marchandises que si elles contiennent des travaux utiles de qualité différente. Dans une société dont les produits prennent en général la forme marchandise, c’est-à-dire dans une société où tout producteur doit être marchand, la différence entre les genres divers des travaux utiles qui s’exécutent indépendamment les uns des autres pour le compte privé de producteurs libres se développe en un système fortement ramifié, en une division sociale du travail.
Il est d’ailleurs fort indifférent à l’habit qu’il soit porté par le tailleur ou par ses pratiques. Dans les deux cas, il sert de valeur d’usage. De même le rapport entre l’habit et le travail qui le produit n’est pas le moins du monde changé parce que sa fabrication constitue une profession particulière, et qu’il devient un anneau de la division sociale du travail. Dès que le besoin de se vêtir l’y a forcé, pendant des milliers d’années, l’homme s’est taillé des vêtements sans qu’un seul homme devînt pour cela un tailleur. Mais toile ou habit, n’importe quel élément de la richesse matérielle non fourni par la nature, a toujours dû son existence à un travail productif spécial ayant pour but d’approprier des matières naturelles à des besoins humains. En tant qu’il produit des valeurs d’usage, qu’il est utile, le travail, indépendamment de toute forme de société, est la condition indispensable de l’existence de l’homme, une nécessité éternelle, le médiateur de la circulation matérielle entre la nature et l’homme.
Les valeurs d’usage, toile, habit, etc., c’est-à-dire les corps des marchandises, sont des combinaisons de deux éléments, matière et travail. Si l’on en soustrait la somme totale des divers travaux utiles qu’ils recèlent, il reste toujours un résidu matériel, un quelque chose fourni par la nature et qui ne doit rien à l’homme.
L’homme ne peut point procéder autrement que la nature elle-même, c’est-à-dire il ne fait que changer la forme des matières13. Bien plus, dans cette œuvre de simple transformation, il est encore constamment soutenu par des forces naturelles. Le travail n’est donc pas l’unique source des valeurs d’usage qu’il produit, de la richesse matérielle. Il en est le père, et la terre, la mère, comme dit William Petty.
Laissons maintenant la marchandise en tant qu’objet d’utilité et revenons à sa valeur.
D’après notre supposition, l’habit vaut deux fois la toile. Ce n’est là cependant qu’une différence quantitative qui ne nous intéresse pas encore. Aussi observons-nous que si un habit est égal à deux fois 10 mètres de toile, 20 mètres de toile sont égaux à un habit. En tant que valeurs, l’habit et la toile sont des choses de même substance, des expressions objectives d’un travail identique. Mais la confection des habits et le tissage sont des travaux différents. Il y a cependant des états sociaux dans lesquels le même homme est tour à tour tailleur et tisserand, où par conséquent ces deux espèces de travaux sont de simples modifications du travail d’un même individu, au lieu d’être des fonctions fixes d’individus différents, de même que l’habit que notre tailleur fait aujourd’hui et le pantalon qu’il fera demain ne sont que des variations de son travail individuel. On voit encore au premier coup d’œil que dans notre société capitaliste, suivant la direction variable de la demande du travail, une portion donnée de travail humain doit s’offrir tantôt sous la forme de confection de vêtements, tantôt sous celle de tissage. Quel que soit le frottement causé par ces mutations de forme du travail, elles s’exécutent quand même.
En fin de compte, toute activité productive, abstraction faite de son caractère utile, est une dépense de force humaine. La confection des vêtements et le tissage, malgré leur différence, sont tous deux une dépense productive du cerveau, des muscles, des nerfs, de la main de l’homme, et en ce sens du travail humain au même titre. La force, humaine de travail, dont le mouvement ne fait que changer de forme dans les diverses activités productives, doit assurément être plus ou moins développée pour pouvoir être dépensée sous telle ou telle forme. Mais la valeur des marchandises représente purement et simplement le travail de l’homme, une dépense de force humaine en général. Or, de même que dans la société civile un général ou un banquier joue un grand rôle, tandis que l’homme pur et simple fait triste figure, de même en est-il du travail humain. C’est une dépense de la force simple que tout homme ordinaire, sans développement spécial, possède dans l’organisme de son corps. Le travail simple moyen change, il est vrai, de caractère dans différents pays et suivant les époques ; mais il est toujours déterminé dans une société donnée. Le travail complexe (skilled labour, travail qualifié) n’est qu’une puissance du travail simple, ou plutôt n’est que le travail simple multiplié, de sorte qu’une quantité donnée de travail complexe correspond à une quantité plus grande de travail simple. L’expérience montre que cette réduction se fait constamment. Lors même qu’une marchandise est le produit du travail le plus complexe, sa valeur la ramène, dans une proportion quelconque, au produit d’un travail simple, dont elle ne représente par conséquent qu’une quantité déterminée14. Les proportions diverses, suivant lesquelles différentes espèces de travail sont réduites au travail simple comme à leur unité de mesure, s’établissent dans la société à l’insu des producteurs et leur paraissent des conventions traditionnelles. Il s’ensuit que, dans l’analyse de la valeur, on doit traiter chaque variété de force de travail comme une force de travail simple.
De même donc que dans les valeurs toile et habit la différence de leurs valeurs d’usage est éliminée, de même, disparaît dans le travail que ces valeurs représentent la différence de ses formes utiles taille de vêtements et tissage. De même que les valeurs d’usage toile et habit sont des combinaisons d’activités productives spéciales avec le fil et le drap, tandis que les valeurs de ces choses sont de pures cristallisations d’un travail identique, de même, les travaux fixés dans ces valeurs n’ont plus de rapport productif avec le fil et le drap, mais expriment simplement une dépense de la même force humaine. Le tissage et la taille forment la toile et l’habit, précisément parce qu’ils ont des qualités différentes ; mais ils n’en forment les valeurs que par leur qualité commune de travail humain.
L’habit et la toile ne sont pas seulement des valeurs en général mais des valeurs d’une grandeur déterminée ; et, d’après notre supposition, l’habit vaut deux fois autant que 10 mètres de toile. D’où vient cette différence ? De ce que la toile contient moitié moins de travail que l’habit, de sorte que pour la production de ce dernier la force de travail doit être dépensée pendant le double du temps qu’exige la production de la première.
Si donc, quant à la valeur d’usage, le travail contenu dans la marchandise ne vaut que qualitativement, par rapport à la grandeur de la valeur, à ne compte que quantitativement. Là, il s’agit de savoir comment le travail se fait et ce qu’il produit ; ici, combien de temps il dure. Comme la grandeur de valeur d’une marchandise ne représente que le quantum de travail contenu en elle, il s’ensuit que toutes les marchandises, dans une certaine proportion, doivent être des valeurs égales.
La force productive de tous les travaux utiles qu’exige la confection d’un habit reste-t-elle constante, la quantité de la valeur des habits augmente avec leur nombre. Si un habit représente x journées de travail, deux habits représentent 2x, et ainsi de suite. Mais, admettons que la durée du travail nécessaire à la production d’un habit augmente ou diminue de moitié ; dans le premier cas un habit a autant de valeur qu’en avaient deux auparavant, dans le second deux habits n’ont pas plus de valeur que n’en avait précédemment un seul, bien que, dans les deux cas, l’habit rende après comme avant les mêmes services et que le travail utile dont il provient soit toujours de même qualité. Mais le quantum de travail dépensé dans sa production n’est pas resté le même.
Une quantité plus considérable de valeurs d’usage forme évidemment une plus grande richesse matérielle ; avec deux habits on peut habiller deux hommes, avec un habit on n’en peut habiller qu’un, seul, et ainsi de suite. Cependant, à une masse croissante de la richesse matérielle peut correspondre un décroissement simultané de sa valeur. Ce mouvement contradictoire provient du double caractère du travail. L’efficacité, dans un temps donné, d’un travail utile dépend de sa force productive. Le travail utile devient donc une source plus ou moins abondante de produits en raison directe de l’accroissement ou de la diminution de sa force productive. Par contre, une variation de cette dernière force n’atteint jamais directement le travail représenté dans la valeur. Comme la force productive appartient au travail concret et utile, elle ne saurait plus toucher le travail dès qu’on fait abstraction de sa forme utile. Quelles que soient les variations de sa force productive, le même travail, fonctionnant durant le même temps, se fixe toujours dans la même valeur. Mais il fournit dans un temps déterminé plus de valeurs d’usage, si sa force productive augmente, moins, si elle diminue. Tout changement dans la force productive, qui augmente la fécondité du travail et par conséquent la masse des valeurs d’usage livrées par lui, diminue la valeur de cette masse ainsi augmentée, s’il raccourcit le temps total de travail nécessaire à sa production, et il en est de même inversement.
Il résulte de ce qui précède que s’il n’y a pas, à proprement parler, deux sortes de travail dans la marchandise, cependant le même travail y est opposé à lui-même, suivant qu’on le rapporte à la valeur d’usage de la marchandise comme à son produit, ou à la valeur de cette marchandise comme à sa pure expression objective. Tout travail est d’un côté dépense, dans le sens physiologique, de force humaine, et, à ce titre de travail humain égal, il forme la valeur des marchandises. De l’autre côté, tout travail est dépense de la force humaine sous telle ou telle forme productive, déterminée par un but particulier, et à ce titre de travail concret et utile, il produit des valeurs d’usage ou utilités. De même que la marchandise doit avant tout être une utilité pour être une valeur, de même, le travail doit être avant tout utile, pour être censé dépense de force humaine, travail humain, dans le sens abstrait du mot15.
La substance de la valeur et la grandeur de valeur sont maintenant déterminées. Reste à analyser la forme de la valeur.
1.1.1.3. Forme de la valeur. 🔗
Les marchandises viennent au monde sous la forme de valeurs d’usage ou de matières marchandes, telles que fer, toile, laine, etc. C’est là tout bonnement leur forme naturelle. Cependant, elles ne sont marchandises que parce qu’elles sont deux choses à la fois, objets d’utilité et porte-valeur. Elles ne peuvent donc entrer dans la circulation qu’autant qu’elles se présentent sous une double forme : leur forme de nature et leur forme de valeur16.
La réalité que possède la valeur de la marchandise diffère en ceci de l’amie de Falstaff, la veuve l’Eveillé, qu’on ne sait où la prendre. Par un contraste des plus criants avec la grossièreté du corps de la marchandise, il n’est pas un atome de matière qui pénètre dans sa valeur. On peut donc tourner et ret ourner à volonté une marchandise prise à part ; en tant qu’objet de valeur, elle reste insaisissable. Si l’on se souvient cependant que les valeurs des marchandises n’ont qu’une réalité purement sociale, qu’elles ne l’acquièrent qu’en tant qu’elles sont des expressions de la même unité sociale, du travail humain, il devient évident que cette réalité sociale ne peut se manifester aussi que dans les transactions sociales, dans les rapports des marchandises les unes avec les autres. En fait, nous sommes partis de la valeur d’échange ou du rapport d’échange des marchandises pour trouver les traces de leur valeur qui y est cachée. Il nous faut revenir maintenant à cette forme sous laquelle la valeur nous est d’abord apparue.
Chacun sait, lors même qu’il ne sait rien autre chose, que les marchandises possèdent une forme valeur particulière qui contraste de la manière la plus éclatante avec leurs formes naturelles diverses : la forme monnaie. Il s’agit maintenant de faire ce que l’économie bourgeoise n’a jamais essayé ; il s’agit de fournir la genèse de la forme monnaie, c’est-à-dire de développer l’expression de la valeur contenue dans le rapport de valeur des marchandises depuis son ébauche la plus simple et la moins apparente jusqu’à cette forme monnaie qui saute aux yeux de tout le monde. En même temps, sera résolue et disparaîtra l’énigme de la monnaie.
En général, les marchandises n’ont pas d’autre rapport entre elles qu’un rapport de valeur, et le rapport de valeur le plus simple est évidemment celui d’une marchandise avec une autre marchandise d’espèce différente, n’importe laquelle. Le rapport de valeur ou d’échange de deux marchandises fournit donc pour une marchandise l’expression de valeur la plus simple.
1.1.1.3.1 Forme simple ou accidentelle de la valeur. 🔗
x marchandise A = y marchandise B, ou x marchandise A vaut y marchandise B.(20 mètres de toile = 1 habit, ou 20 mètres de toile ont la valeur d’un habit.)
1.1.1.3.1.1. Les deux pôles de l’expression de la valeur : sa forme relative et sa forme équivalent. 🔗
Le mystère de toute forme de valeur gît dans cette forme simple. Aussi c’est dans son analyse, que se trouve la difficulté.
Deux marchandises différentes A et B, et, dans l’exemple que nous avons choisi, la toile et l’habit, jouent ici évidemment deux rôles distincts. La toile exprime sa valeur dans l’habit et celui-ci sert de matière à cette expression. La première marchandise joue un rôle actif, la seconde un rôle passif. La valeur de la première est exposée comme valeur relative, la seconde marchandise fonctionne comme équivalent.
La forme relative et la forme équivalent sont deux aspects corrélatifs, inséparables, mais, en même temps, des extrêmes opposés, exclusifs l’un de l’autre, c’est-à-dire des pôles de la même expression de la valeur. Ils se distribuent toujours entre les diverses marchandises que cette expression met en rapport. Cette équation : 20 mètres de toile = 20 mètres de toile, exprime seulement que 20 mètres de toile ne sont pas autre chose que 20 mètres de toile, c’est-à-dire ne sont qu’une certaine somme d’une valeur d’usage. La valeur de la toile ne peut donc être exprimée que dans une autre marchandise, c’est-à-dire relativement. Cela suppose que cette autre marchandise se trouve en face d’elle sous forme d’équivalent. Dun autre côté, la marchandise qui figure comme équivalent ne peut se trouver à la fois sous forme de valeur relative. Elle n’exprime pas sa valeur, mais fournit seulement la matière pour l’expression de la valeur de la première marchandise.
L’expression : 20 mètres de toile = un habit, ou : 20 mètres de toile valent un habit, renferme, il est vrai, la réciproque : 1 habit = 20 mètres de toile, ou : 1 habit vaut 20 mètres de toile. Mais il me faut alors renverser l’équation pour exprimer relativement la valeur de l’habit, et dès que je le fais, la toile devient équivalent à sa place. Une même marchandise ne peut donc revêtir simultanément ces deux formes dans la même expression de la valeur. Ces deux formes s’excluent polariquement.
1.1.1.3.1.2. La forme relative de la valeur. 🔗
1. Contenu de cette forme. – Pour trouver comment l’expression simple de la valeur d’une marchandise est contenue dans le rapport de valeur de deux marchandises, il faut d’abord l’examiner, abstraction faite de son côté quantitatif. C’est le contraire qu’on fait en général en envisageant dans le rapport de valeur exclusivement la proportion dans laquelle des quantités déterminées de deux sortes de marchandises sont dites égales entre elles. On oublie que des choses différentes ne peuvent être comparées quantitativement qu’après avoir été ramenées à la même unité. Alors seulement elles ont le même dénominateur et deviennent commensurables.
Que 20 mètres de toile = 1 habit, ou = 20, ou x habits, c’est-à-dire qu’une quantité donnée de toile vaille plus ou moins d’habits, une proportion de ce genre implique toujours que l’habit et la toile, comme grandeurs de valeur, sont des expressions de la même unité. Toile = habit, voilà le fondement de l’équation.
Mais les deux marchandises dont la qualité égale, l’essence identique, est ainsi affirmée, n’y jouent pas le même rôle. Ce n’est que la valeur de la toile qui s’y trouve exprimée : Et comment ? En la comparant à une marchandise d’une espèce différente, l’habit comme son équivalent, c’est-à-dire une chose qui peut la remplacer ou est échangeable avec elle. Il est d’abord évident que l’habit entre dans ce rapport exclusivement comme forme d’existence de la valeur, car ce n’est qu’en exprimant de la valeur qu’il peut figurer comme valeur vis-à-vis d’une autre marchandise. De l’autre côté, le propre valoir de la toile se montre ici ou acquiert une expression distincte. En effet, la valeur habit pourrait-elle être mise en équation avec la toile ou lui servir d’équivalent, si celle-ci n’était pas elle-même valeur ?
Empruntons une analogie à la chimie. L’acide butyrique et le formiate de propyle sont deux corps qui diffèrent d’apparence aussi bien que de qualités physiques et chimiques. Néanmoins, ils contiennent les mêmes éléments : carbone, hydrogène et oxygène. En outre, ils les contiennent dans la même proportion de C4H8O2. Maintenant, si l’on mettait le formiate de propyle en équation avec l’acide butyrique ou si l’on en faisait l’équivalent, le formiate de propyle ne figurerait dans ce rapport que comme forme d’existence de C4H8O2, c’est-à-dire de la substance qui lui est commune avec l’acide. Une équation où le formiate de propyle jouerait le rôle d’équivalent de l’acide butyrique serait donc une manière un peu gauche d’exprimer la substance de l’acide comme quelque chose de tout à fait distinct de se forme corporelle.
Si nous disons : en tant que valeurs toutes les marchandises ne sont que du travail humain cristallisé, nous les ramenons par notre analyse à l’abstraction valeur, mais, avant comme après, elles ne possèdent qu’une seule forme, leur forme naturelle d’objets utiles. Il en est tout autrement dès qu’une marchandise est mise en rapport de valeur avec une autre marchandise. Dès ce moment, son caractère de valeur ressort et s’affirme comme sa propriété inhérente qui détermine sa relation avec l’autre marchandise.
L’habit étant posé l’équivalent de la toile, le travail contenu dans l’habit est affirmé être identique avec le travail contenu dans la toile. Il est vrai que la taille se distingue du tissage. Mais son équation avec le tissage la ramène par le fait à ce qu’elle a de réellement commun avec lui, à son caractère de travail humain. C’est une manière détournée d’exprimer que le tissage, en tant qu’il tisse de la valeur, ne se distingue en rien de la taille des vêtements, c’est-à-dire est du travail humain abstrait. Cette équation exprime donc le caractère spécifique du travail qui constitue la valeur de la toile.
Il ne suffit pas cependant d’exprimer le caractère spécifique du travail qui fait la valeur de la toile. La force de travail de l’homme à l’état fluide, ou le travail humain, forme bien de la valeur, mais n’est pas valeur. Il ne devient valeur qu’à l’état coagulé, sous la forme d’un objet. Ainsi, les conditions qu’il faut remplir pour exprimer la valeur de la toile paraissent se contredire elles-mêmes. D’un côté, il faut la représenter comme une pure condensation du travail humain abstrait, car en tant que valeur la marchandise n’a pas d’autre réalité. En même temps, cette condensation doit revêtir la forme d’un objet visiblement distinct de la toile, elle-même, et qui tout en lui appartenant, lui soit commune avec une autre marchandise. Ce problème est déjà résolu.
En effet, nous avons vu que, dès qu’il est posé comme équivalent, l’habit n’a plus besoin de passeport pour constater son caractère de valeur. Dans ce rôle, sa propre forme d’existence devient une forme d’existence de la valeur ; cependant l’habit, le corps de la marchandise habit, n’est qu’une simple valeur d’usage ; un habit exprime aussi peu de valeur que le premier morceau de toile venu. Cela prouve tout simplement que, dans le rapport de valeur de la toile, il signifie plus qu’en dehors de ce rapport ; de même que maint personnage important dans un costume galonné devient tout à fait insignifiant si les galons lui manquent.
Dans la production de l’habit, de la force humaine a été dépensée en fait sous une forme particulière. Du travail humain est donc accumulé en lui. A ce point de vue, l’habit est porte-valeur, bien qu’il ne laisse pas percer cette qualité à travers la transparence de ses fils, si râpé qu’il soit. Et, dans le rapport de valeur de la toile, il ne signifie pas autre chose. Malgré son extérieur si bien boutonné, la toile a reconnu en lui une âme sœur pleine de valeur. C’est le côté platonique de l’affaire. En réalité, l’habit ne peut point représenter dans ses relations extérieures la valeur, sans que la valeur, prenne en même temps l’aspect d’un habit. C’est ainsi que le particulier A ne saurait représenter pour l’individu B une majesté, sans que la majesté aux yeux de B revête immédiatement et la figure et le corps de A ; c’est pour cela probablement qu’elle change, avec chaque nouveau père du peuple, de visage, de cheveux, et de mainte autre chose.
Le rapport qui fait de l’habit l’équivalent de la toile métamorphose donc la forme habit en forme valeur de la toile ou exprime la valeur de la toile dans la valeur d’usage de l’habit. En tant que valeur d’usage, la toile est un objet sensiblement différent de l’habit ; en tant que valeur, elle est chose égale à l’habit et en a l’aspect ; comme cela est clairement prouvé par l’équivalence de l’habit avec elle. Sa propriété de valoir apparaît dans son égalité avec l’habit, comme la nature moutonnière du chrétien dans sa ressemblance avec l’agneau de Dieu.
Comme on le voit, tout ce que l’analyse de la valeur nous avait révélé auparavant, la toile elle-même le dit, dès qu’elle entre en société avec une autre marchandise, l’habit. Seulement, elle ne trahit ses pensées que dans le langage qui lui est familier ; le langage des marchandises. Pour exprimer que sa valeur vient du travail humain, dans sa propriété abstraite, elle dit que l’habit en tant qu’il vaut autant qu’elle, c’est-à-dire est valeur, se compose du même travail qu’elle même. Pour exprimer que sa réalité sublime comme valeur est distincte de son corps raide et filamenteux, elle dit que la valeur a l’aspect d’un habit, et que par conséquent elle-même, comme chose valable, ressemble à l’habit, comme un œuf à un autre. Remarquons en passant que la langue des marchandises possède, outre l’hébreu, beaucoup d’autres dialectes et patois plus ou moins corrects. Le mot allemand Werstein, par exemple, exprime moins nettement que le verbe roman valere, valer, et le français valoir, que l’affirmation de l’équivalence de la marchandise B avec la marchandise A est l’expression propre de la valeur de cette dernière. Paris vaut bien une messe.
En vertu du rapport de valeur, la forme naturelle de la marchandise B devient la forme de valeur de la marchandise A, ou bien le corps de B devient pour A le miroir de sa valeur17. La valeur de la marchandise A ainsi exprimée dans la valeur d’usage de la marchandise B acquiert la forme de valeur relative.
2.Détermination quantitative de la valeur relative. – Toute marchandise dont la valeur doit être exprimée est un certain quantum d’un chose utile, par exemple : 15 boisseaux de froment, 100 livres de café, etc., qui contient un quantum déterminé de travail. La forme de la valeur a donc à exprimer non seulement de la valeur en général, mais une valeur d’une certaine grandeur. Dans le rapport de valeur de la marchandise A avec la marchandise B, non seulement la marchandise B est déclarée égale à A au point de vue de la qualité, mais encore un certain quantum de B équivaut au quantum donné de A.
L’équation : 20 mètres de toile = 1 habit, ou 20 mètres de toile valent un habit, suppose que les deux marchandises coûtent autant de travail l’une que l’autre, ou se produisent dans le même temps ; mais ce temps varie pour chacune d’elles avec chaque variation de la force productive du travail qui la crée. Examinons maintenant l’influence de ces variations sur l’expression relative de la grandeur de valeur.
I. Que la valeur de la toile change pendant que la valeur de l’habit reste constante18. – Le temps de travail nécessaire à sa production double-t-il, par suite, je suppose, d’un moindre rendement du sol qui fournit le lin, alors sa valeur double. Au lieu de 20 mètres de toile = 1 habit, nous aurions : 20 mètres de toile = 2 habits, parce que 1 habit contient maintenant moitié moins de travail. Le temps nécessaire à la production de la toile diminue-t-il au contraire de moitié par suite d’un perfectionnement apporté aux métiers à tisser sa valeur diminue dans la même proportion. Dès lors, 20 mètres de toile = 1/2 habit. La valeur relative de la marchandise A, c’est-à-dire sa valeur exprimée dans la marchandise B, hausse ou baisse, par conséquent, en raison directe de la valeur de la marchandise A si celle de la marchandise B reste constante.
II. Que la valeur de la toile reste constante pendant que la valeur de 1 habit varie. – Le temps nécessaire à la production de l’habit double-t-il dans ces circonstances, par suite, je suppose, d’une tonte de laine peu favorable, au lieu de 20 mètres de toile = 1 habit, nous avons maintenant 20 mètres de toile = 1/2 habit. La valeur de l’habit tombe-t-elle au contraire de moitié, alors 20 mètres de toile = 2 habits. La valeur de la marchandise A demeurant constante, on voit que sa valeur relative exprimée dans la marchandise B hausse ou baisse en raison inverse du changement de valeur de B.
Si l’on compare les cas divers compris dans I et II, il est manifeste que le même changement de grandeur de la valeur relative peut résulter de causes tout opposées. Ainsi l’équation : 20 mètres de toile = 1 habit devient : 20 mètres de toile = 2 habits, soit parce que la valeur de la toile double ou que la valeur des habits diminue de moitié, et 20 mètres de toile = 1/2 habit, soit parce que la valeur de la toile diminue de moitié ou que la valeur de l’habit devient double.
III. Les quantités de travail nécessaires à la production de la toile et de l’habit changent-elles simultanément, dans le même sens et dans la même proportion ? Dans ce cas, 20 mètres de toile = 1 habit comme auparavant, quels que soient leurs changements de valeur. On découvre ces changements par comparaison avec une troisième marchandise dont la valeur reste, la même. Si les valeurs de toutes les marchandises augmentaient ou diminuaient simultanément et dans la même proportion, leurs valeurs-relatives n’éprouveraient aucune variation. Leur changement réel de valeur se reconnaîtrait à ce que, dans un même temps de travail, il serait maintenant livré en général une quantité de marchandises plus ou moins grande qu’auparavant.
IV. Les temps de travail nécessaires à la production et de la toile et de l’habit, ainsi que leurs valeurs, peuvent simultanément changer dans le même sens, mais à un degré différent, ou dans un sens opposé, etc. L’influence de toute combinaison possible de ce genre sur la valeur relative d’une marchandise se calcule facilement par l’emploi des cas I, II et III.
Les changements réels dans la grandeur de la valeur ne se reflètent point comme on le voit, ni clairement ni complètement dans leur expression relative. La valeur relative d’une marchandise peut changer, bien que sa valeur reste constante, elle peut rester constante, bien que sa valeur change, et, enfin, des changements dans la quantité de valeur et dans son expression relative peuvent être simultanés sans correspondre exactement19.
1.1.1.3.1.3. La forme équivalent et ses particularités. 🔗
On l’a déjà vu : en même temps qu’une marchandise A (la toile), exprime, sa valeur dans la valeur d’usage d’une marchandise différente B (l’habit), elle imprime à cette dernière une forme particulière de valeur, celle d’équivalent. La toile manifeste son propre caractère de valeur par un rapport dans lequel une autre marchandise, l’habit, tel qu’il est dans sa forme naturelle, lui fait équation. Elle exprime donc qu’elle-même vaut quelque chose, par ce fait qu’une autre marchandise, l’habit, est immédiatement échangeable avec elle.
En tant que valeurs, toutes les marchandises sont des expressions égales d’une même unité, le travail humain, remplaçables les unes par les autres. Une marchandise est, par conséquent, échangeable avec une autre marchandise, dès qu’elle possède une forme, qui la fait apparaître comme valeur.
Une marchandise est immédiatement échangeable avec toute autre dont elle est l’équivalent, c’est-à-dire : la place qu’elle occupe dans le rapport de valeur fait de sa forme naturelle la forme valeur de l’autre marchandise. Elle n’a pas besoin de revêtir une forme différente de sa forme naturelle pour se manifester comme valeur à l’autre marchandise, pour valoir comme telle et, par conséquent, pour être échangeable avec elle. La forme équivalent est donc pour une marchandise la forme sous laquelle elle est immédiatement échangeable avec une autre.
Quand une marchandise, comme des habits, par exemple, sert d’équivalent à une autre marchandise, telle que la toile, et acquiert ainsi la propriété caractéristique d’être immédiatement échangeable avec celle-ci, la proportion n’est pas le moins du monde donnée dans laquelle cet échange peut s’effectuer. Comme la quantité de valeur de la toile est donnée, cela dépendra de la quantité de valeur des habits. Que dans le rapport de valeur, l’habit figure comme équivalent et la toile comme valeur relative, ou que ce soit l’inverse, la proportion, dans laquelle se fait l’échange, reste la même. La quantité de valeur respective des deux marchandises, mesurée par la durée comparative du travail nécessaire à leur production, est, par conséquent, une détermination tout à fait indépendante de la forme de valeur.
La marchandise dont la valeur se trouve sous la forme relative est toujours exprimée comme quantité de valeur, tandis qu’au contraire il n’en est jamais ainsi de l’équivalent qui figure toujours dans l’équation comme simple quantité d’une chose utile. 40 mètres de toile, par exemple, valent – quoi ? 2 habits. La marchandise habit jouant ici le rôle d’équivalent, donnant ainsi un corps à la valeur de la toile, il suffit d’un certain quantum d’habits pour exprimer le quantum de valeur qui appartient à la toile. Donc, 2 habits peuvent exprimer la quantité de valeur de 40 mètres de toile, mais non la leur propre. L’observation superficielle de ce fait, que, dans l’équation de la valeur, l’équivalent ne figure jamais que comme simple quantum d’un objet d’utilité, a induit en erreur S. Bailey ainsi que beaucoup d’économistes avant et après lui. Ils n’ont vu dans l’expression de la valeur qu’un rapport de quantité. Or, sous la forme équivalent une marchandise figure comme simple quantité d’une matière quelconque précisément parce que la quantité de sa valeur n’est pas exprimée.
Les contradictions que renferme la forme équivalent exigent maintenant un examen plus approfondi de ses particularités.
Première particularité de la forme équivalent : la valeur d’usage devient la forme de manifestation de son contraire, la valeur.
La forme naturelle des marchandises devient leur forme de valeur. Mais, en fait, ce quid pro quo n’a lieu pour une marchandise B (habit, froment, fer, etc.) que dans les limites du rapport de valeur, dans lequel une autre marchandise, A (toile, etc.) entre avec elle, et seulement dans ces limites. Considéré isolément, l’habit, par exemple, n’est qu’un objet d’utilité, une valeur d’usage, absolument comme la toile ; sa forme n’est que la forme naturelle d’un genre particulier de marchandise. Mais comme aucune marchandise ne peut se rapporter à elle-même comme équivalent, ni faire de sa forme naturelle la forme de sa propre valeur, elle doit nécessairement prendre pour équivalent une autre marchandise dont la valeur d’usage lui sert ainsi de forme valeur.
Une mesure appliquée aux marchandises en tant que matières, c’est-à-dire en tant que valeurs d’usage, va nous servir d’exemple pour mettre ce qui précède directement sous : les yeux du lecteur. Un pain de sucre, puisqu’il est un corps, est pesant et, par conséquent, a du poids ; mais il est impossible de voir ou de sentir ce poids rien qu’à l’apparence. Nous prenons maintenant divers morceaux de fer de poids connu. La forme matérielle du fer, considérée en elle-même, est aussi peu une forme de manifestation de la pesanteur que celle du pain de sucre. Cependant, pour exprimer que ce dernier est pesant, nous le plaçons en un rapport de poids avec le fer. Dans ce rapport, le fer est considéré comme un corps qui ne représente rien que de la pesanteur. Des quantités de fer employées pour mesurer le poids du sucre représentent donc vis-à-vis de la matière sucre une simple forme, la forme sous laquelle la pesanteur se manifeste. Le fer ne peut jouer ce rôle qu’autant que le sucre ou n’importe quel autre corps, dont le poids doit être trouvé, est mis en rapport avec lui à ce point de vue. Si les deux objets n’étaient pas pesants, aucun rapport de cette espèce ne serait possible entre eux, et l’un ne pourrait point servir d’expression à la pesanteur de l’autre. Jetons-les tous deux dans la balance et nous voyons en fait qu’ils sont la même chose comme pesanteur, et que, par conséquent, dans une certaine proportion ils sont aussi du même poids. De même que le corps fer, comme mesure de poids, vis-à-vis du pain de sucre ne représente que pesanteur, de même, dans notre expression de valeur, le corps habit vis-à-vis de la toile ne représente que valeur.
Ici cependant cesse l’analogie. Dans l’expression de poids du pain de sucre, le fer représente une qualité naturelle commune aux deux corps, leur pesanteur, tandis que dans l’expression de valeur de la toile, le corps habit représente une qualité surnaturelle des deux objets, leur valeur, un caractère d’empreinte purement sociale.
Du moment que la forme relative exprime la valeur d’une marchandise de la toile, par exemple, comme quelque chose de complètement différent de son corps lui-même et de ses propriétés, comme quelque chose qui ressemble, à un habit, par exemple, elle fait entendre que sous cette expression un rapport social est caché.
C’est l’inverse qui a lieu avec la forme équivalent. Elle consiste précisément en ce que le corps d’une marchandise, un habit, par exemple, en ce que cette chose, telle quelle, exprime de la valeur, et, par conséquent possède naturellement forme de valeur. Il est vrai que cela n’est juste qu’autant qu’une autre marchandise, comme la toile, se rapporte à elle comme équivalent20. Mais, de même que les propriétés matérielles d’une chose ne font que se confirmer dans ses rapports extérieurs avec d’autres choses au lieu d’en découler, de même, l’habit semble tirer de la nature et non du rapport de valeur de la toile sa forme équivalent, sa propriété d’être immédiatement échangeable, au même titre que sa propriété d’être pesant ou de tenir chaud. De là, le côté énigmatique de l’équivalent, côté qui ne frappe les yeux de l’économiste bourgeois que lorsque cette forme se montre à lui tout achevée, dans la monnaie. Pour dissiper ce caractère mystique de l’argent et de l’or, il cherche ensuite à les remplacer sournoisement par des marchandises moins éblouissantes ; il fait et refait avec un plaisir toujours nouveau le catalogue de tous les articles qui, dans leur temps, ont joué le rôle d’équivalent. Il ne pressent pas que l’expression la plus simple de la valeur, telle que 20 mètres de toile valent un habit, contient déjà l’énigme et que c’est sous cette forme simple qu’il doit chercher à la résoudre.
Deuxième particularité de la forme équivalent : le travail concret devient la forme de manifestation de son contraire, le travail humain abstrait.
Dans l’expression de la valeur d’une marchandise, le corps de l’équivalent figure toujours comme matérialisation du travail humain abstrait, et est toujours le produit d’un travail particulier, concret et utile. Ce travail concret ne sert donc ici qu’à exprimer du travail abstrait. Un habit, par exemple, est-il une simple réalisation, l’activité du tailleur qui se réalise en lui n’est aussi qu’une simple forme de réalisation du travail abstrait. Quand on exprime la valeur de la toile dans l’habit, l’utilité du travail du tailleur ne consiste pas en ce qu’il fait des habits et, selon le proverbe allemand, des hommes, mais en ce qu’il produit un corps, transparent de valeur, échantillon d’un travail qui ne se distingue en rien du travail réalisé dans la valeur de la toile. Pour pouvoir s’incorporer dans un tel miroir de valeur, il faut que le travail du tailleur ne reflète lui-même rien que sa propriété de travail humain.
Les deux formes d’activité productive, tissage et confection de vêtements, exigent une dépense de force humaine. Toutes deux possèdent donc la propriété commune d’être du travail humain, et dans certains cas, comme par exemple, lorsqu’il s’agit de la production de valeur, on ne doit les considérer qu’à ce point de vue. Il n’y a là rien de mystérieux ; mais dans l’expression de valeur de la marchandise, la chose est prise au rebours. Pour exprimer, par exemple, que le tissage, non comme tel, mais, en sa qualité de travail, humain en général, forme la valeur de la toile, on lui oppose un autre travail, celui qui produit l’habit, l’équivalent de la toile, comme la forme expresse dans laquelle le travail humain se manifeste. Le travail du tailleur est ainsi métamorphosé en simple expression de sa propre qualité abstraite.
Troisième particularité de la forme équivalent : le travail concret qui produit l’équivalent, dans notre exemple, celui du tailleur, en servant simplement d’expression au travail humain indistinct, possède la forme de l’égalité avec un autre travail, celui que recèle la toile, et devient ainsi, quoique travail privé, comme tout autre travail productif de marchandises, travail sous forme sociale immédiate. C est pourquoi il se réalise par un produit qui est immédiatement échangeable avec une autre marchandise.
Les deux particularités de la forme équivalent, examinées en dernier lieu, deviennent encore plus faciles à saisir, si nous remontons au grand penseur qui a analysé le premier la forme valeur, ainsi que tant d’autres formes, soit de la pensée, soit de la société, soit de la nature : nous avons nommé Aristote.
D’abord Aristote exprime clairement que la forme argent de la marchandise n’est que l’aspect développé de la forme valeur simple, c’est-à-dire de l’expression de la valeur d’une marchandise dans une autre marchandise quelconque, car il dit :
« 5 lits = 1 maison » (« ») « ne diffère pas » de :
« 5 lits = tant et tant d’argent » (« »).
Il voit de plus que le rapport de valeur qui confient cette expression de valeur suppose, de son côté, que la maison est déclarée égale au lit au point de vue de la qualité, et que ces objets, sensiblement différents, ne pourraient se comparer entre eux comme des grandeurs commensurables sans cette égalité d’essence. « L’échange, dit-il, ne peut avoir lieu sans l’égalité, ni l’égalité sans la commensurabilité » (“”). Mais ici il hésite et renonce à l’analyse de la forme valeur. « Il est, ajoute-t-il, impossible en vérité (“”) que des choses si dissemblables soient commensurables entre elles », c’est-à-dire de qualité égale. L’affirmation de leur égalité ne peut être que contraire à la nature des choses ; « on y a seulement recours pour le besoin pratique ».
Ainsi, Aristote nous dit lui-même où son analyse vient échouer, – contre l’insuffisance de son concept de valeur. Quel est le « je ne sais quoi » d’égal, c’est-à-dire la substance commune que représente la maison pour le lit dans l’expression de la valeur de ce dernier ? « Pareille chose, dit Aristote, ne peut en vérité exister. » Pourquoi ? La maison représente vis-à-vis du lit quelque chose d’égal, en tant qu’elle représente ce qu’il y a de réellement égal dans tous les deux. Quoi donc ? Le travail humain.
Ce qui empêchait Aristote de lire dans la forme valeur des marchandises, que tous les travaux sont exprimés ici comme travail humain indistinct et par conséquent égaux, c’est que là société grecque reposait sur le travail des esclaves et avait pour base naturelle l’inégalité des hommes et de leurs forces de travail. Le secret de l’expression de la valeur, l’égalité et l’équivalence de tous les travaux, parce que et en tant qu’ils sont du travail humain, ne peut être déchiffré que lorsque l’idée de l’égalité humaine a déjà acquis la ténacité d’un préjugé populaire. Mais cela n’a lieu que dans une société où la forme marchandise est devenue la forme générale des produits du travail, où, par conséquent, le rapport des hommes entre eux comme producteurs et échangistes de marchandises est le rapport social dominant. Ce qui montre le génie d’Aristote c’est qu’il a découvert dans l’expression de la valeur des marchandises un rapport d’égalité. L’état particulier de la société dans laquelle il vivait l’a seul empêché de trouver quel était le contenu réel de ce rapport.
1.1.1.3.1.4. Ensemble de la forme valeur simple. 🔗
La forme simple de la valeur d’une marchandise est contenue dans son rapport valeur ou d’échange avec un seul autre genre de marchandise quel qu’il soit. La valeur de la marchandise A est exprimée qualitativement par la propriété de la marchandise B d’être immédiatement échangeable avec A. Elle est exprimée quantitativement par l’échange toujours possible d’un quantum déterminé de B contre le quantum donné de A. En d’autres termes, la valeur d’une marchandise est exprimée par cela seul qu’elle se pose comme valeur d’échange.
Si donc, au début de ce chapitre, pour suivre la manière de parler ordinaire, nous avons dit : la marchandise est valeur d’usage et valeur d’échange, pris à la lettre, c’était faux. La marchandise est valeur d’usage ou objet d’utilité, et valeur. Elle se présente pour ce qu’elle est, chose double, dès que sa valeur possède une forme phénoménale propre, distincte de sa forme naturelle, celle de valeur d’échange ; et elle ne possède jamais cette forme, si on la considère isolément. Dès qu’on sait cela, la vieille locution n’a plus de malice et sert pour l’abréviation.
Il ressort de notre analyse que c’est de la nature de la valeur des marchandises que provient sa forme, et que ce n’est pas au contraire de la manière de les exprimer par un rapport d’échange que découlent la valeur et sa grandeur. C’est là pourtant l’erreur des mercantilistes et de leurs modernes zélateurs, les Ferrier, les Ganilh, etc.21, aussi bien que de leurs antipodes, les commis voyageurs du libre-échange, tels que Bastiat et consorts. Les mercantilistes appuient surtout sur le côté qualitatif de l’expression de la valeur, conséquemment sur la forme équivalent de la marchandise, réalisée à l’œil, dans la forme argent ; les modernes champions du libre-échange, au contraire, qui veulent se débarrasser à tout prix de leur marchandise, font ressortir exclusivement le côté quantitatif de la forme relative de la valeur. Pour eux, il n’existe donc ni valeur ni grandeur de valeur en dehors de leur expression par le rapport d’échange, ce qui veut dire pratiquement en dehors de la cote quotidienne du prix courant. L’Ecossais Mac Leod, qui s’est donné pour fonction d’habiller et d’orner d’un si grand luxe d’érudition le fouillis des préjugés économiques de Lombardstreet, – la rue des grands banquiers de Londres, – forme la synthèse réussie des mercantilistes superstitieux et des esprits forts du libre-échange.
Un examen attentif de l’expression de la valeur de A en B a montré que dans ce rapport la forme naturelle de la marchandise A ne figure que comme forme de valeur d’usage, et la forme naturelle de la marchandise B que comme forme de valeur. L’opposition intime entre la valeur d’usage et la valeur d’une marchandise se montre ainsi par le rapport de deux marchandises, rapport dans lequel A, dont la valeur doit être exprimée, ne se pose immédiatement que comme valeur d’usage, tandis que B, au contraire, dans laquelle la valeur est exprimée, ne se pose immédiatement que comme valeur d’échange. La forme valeur simple d’une marchandise est donc la simple forme d’apparition des contrastes qu’elle recèle, c’est-à-dire de la valeur d’usage et de la valeur.
Le produit du travail est, dans n’importe quel état social, valeur d’usage ou objet d’utilité ; mais il n’y a qu’une époque déterminée dans le développement historique de la société, qui transforme généralement le produit du travail en marchandise, c’est celle où le travail dépensé dans la production des objets utiles revêt le caractère d’une qualité inhérente à ces choses, de leur valeur.
Le produit du travail acquiert la forme marchandise, dès que sa valeur acquiert la forme de la valeur d’échange, opposée à sa forme naturelle ; dès que, par conséquent, il est représenté comme l’unité dans laquelle se fondent ces contrastes. Il suit de là que la forme simple que revêt la valeur de la marchandise est aussi la forme primitive dans laquelle le produit du travail se présente comme marchandise et que le développement de la forme marchandise marche du même pas que celui de la forme valeur.
A première vue on s’aperçoit de l’insuffisance de la forme valeur simple, ce germe qui, doit subir une série de métamorphoses avant d’arriver à la forme prix.
En effet la forme simple ne fait que distinguer entre la valeur et la valeur d’usage d’une marchandise et la mettre en rapport d’échange avec une seule espèce de n’importe quelle autre marchandise, au lieu de représenter son égalité qualitative et sa proportionnalité quantitative avec toutes les marchandises. Dès que la valeur d’une marchandise est exprimée dans cette forme simple, une autre marchandise revêt de son côté la forme d’équivalent simple. Ainsi, par exemple, dans l’expression de la valeur relative de la toile l’habit ne possède la forme équivalent, forme qui indique qu’il est immédiatement échangeable, que par rapport à une seule marchandise, la toile.
Néanmoins, la forme valeur simple passe d’elle-même à une forme plus complète. Elle n’exprime, il est vrai, la valeur d’une marchandise A que, dans un seul autre genre de marchandise. Mais le genre de cette seconde marchandise peut être absolument tout ce qu’on voudra, habit, fer, froment, et ainsi de suite. Les expressions de la valeur d’une marchandise deviennent donc aussi variées que ses rapports de valeur avec d’autres marchandises22. L’expression isolée de sa valeur se métamorphose ainsi en une série d’expressions simples que l’on peut prolonger à volonté.
1.1.1.3.2. Forme valeur totale ou développée. 🔗
z marchandise A = u marchandise B, ou = v marchandise C, ou = x marchandise E, ou =, etc.
20 mètres de toile = 1 habit, ou = 10 livres de thé, ou = 40 livres de café, ou = 2 onces d’or, ou = 1/2 tonne de fer, ou =, etc.
1.1.1.3.2.1. La forme développée de la valeur relative. 🔗
La valeur d’une marchandise, de la toile, par exemple, est maintenant représentée dans d’autres éléments innombrables. Elle se reflète dans tout autre corps de marchandise comme en un miroir23.
Tout autre travail, quelle qu’en soit la forme naturelle, taille, ensemençage, extraction, de fer ou d’or, etc., est maintenant affirmé égal au travail fixé dans la valeur de la toile, qui manifeste ainsi son caractère de travail humain. La forme totale de la valeur relative met une marchandise en rapport social avec toutes. En même temps, la série interminable de ses expressions démontre que la valeur des marchandises revêt indifféremment toute forme particulière de valeur d’usage.
Dans la première forme : 20 mètres de toile = 1 habit, il peut sembler que ce soit par hasard que ces deux marchandises sont échangeables dans cette proportion déterminée.
Dans la seconde forme, au contraire, on aperçoit immédiatement ce que cache cette apparence. La valeur de la toile reste la même, qu’on l’exprime en vêtement en café, en fer, au moyen de marchandises sans nombre, appartenant à des échangistes les plus divers. Il devient évident que ce n’est pas l’échange qui règle la quantité de valeur d’une marchandise, mais, au contraire, la quantité de valeur de la marchandise qui règle ses rapports d’échange.
1.1.1.3.2.2. La forme équivalent particulière. 🔗
Chaque marchandise, habit, froment, thé, fer, etc., sert d’équivalent dans l’expression de la valeur de la toile. La forme naturelle de chacune de ces marchandises est maintenant une forme équivalent particulière à côté de beaucoup d’autres. De même, les genres variés de travaux utiles, contenus dans les divers corps de marchandises, représentent autant de formes particulières de réalisation ou de manifestation du travail humain pur et simple.
1.1.1.3.2.3. Défauts de la forme valeur totale, ou développée. 🔗
D’abord, l’expression relative de valeur est inachevée parce que la série de ses termes, n’est jamais close. La chaîne dont chaque comparaison de valeur forme un des anneaux peut s’allonger à volonté à mesure qu’une nouvelle espèce de marchandise fournit la matière d’une expression nouvelle. Si, de plus, comme cela doit se faire, on généralise cette forme en. l’appliquant à tout genre de marchandise, on obtiendra, au bout du compte, autant de séries diverses et interminables d’expressions de valeur qu’il y aura de marchandises. – Les défauts de la forme développée de la valeur relative se reflètent dans la forme équivalent qui lui correspond. Comme la forme naturelle de chaque espèce de marchandises fournit ici une forme équivalent particulière à côté d’autres en nombre infini, il n’existe en général que des formes équivalent fragmentaires dont chacune exclut l’autre. De même, le genre de travail utile, concret, contenu dans chaque équivalent, n’y présente qu’une forme particulière, c’est-à-dire une manifestation incomplète du travail humain. Ce travail possède bien, il est vrai, sa forme complète ou totale de manifestation dans l’ensemble de ses formes particulières. Mais l’unité de forme et d’expression fait défaut.
La forme totale ou développée de la valeur relative ne consiste cependant qu’en une somme d’expressions relatives simples ou d’équations de la première forme telles que :
20 mètres de toile = 1 habit,
20 mètres de toile = 10 livres de thé, etc.,
dont chacune contient réciproquement l’équation identique : 1 habit = 20 mètres de toile,
10 livres de thé = 20 mètres de toile, etc.
En fait : le possesseur de la toile l’échange-t-il contre beaucoup d’autres marchandises et exprime-t-il conséquemment sa valeur dans une série d’autant de termes, les possesseurs des autres marchandises doivent les échanger contre la toile et exprimer les valeurs de leurs marchandises diverses dans un seul et même terme, la toile. – Si donc nous retournons la série : 20 mètres de toile = 1 habit, ou = 10 livres de thé, ou =, etc., c’est-à-dire si nous exprimons la réciproque qui y est déjà implicitement contenue, nous obtenons :
1.1.1.3.3. Forme valeur générale. 🔗
- 1 habit =
- 10 livres de thé =
- 40 livres de café =
- 2 onces d’or =
- ½ tonne de fer =
- X marchandise A =
- Etc. = 20 mètres de toile
1.1.1.3.3.1. Changement de caractère de la forme valeur. 🔗
Les marchandises expriment maintenant leurs valeurs : 1° d’une manière simple, parce qu’elles l’expriment dans une seule espèce de marchandise ; 2° avec ensemble, parce qu’elles l’expriment dans la même espèce de marchandises. Leur forme valeur est simple et commune, conséquemment générale.
Les formes I et II ne parvenaient à exprimer la valeur d’une marchandise que comme quelque chose de distinct de sa propre valeur d’usage ou de sa propre matière. La première forme fournit des équations telles que celle-ci : 1 habit = 20 mètres de toile ; 10 livres de thé = 1/2 tonne de fer, etc. La valeur de l’habit est exprimée comme quelque, chose d’égal à la toile, la valeur du thé comme quelque chose d’égal au fer, etc. ; mais ces expressions de la valeur de l’habit et du, thé sont aussi différentes l’une de l’autre que la toile et le fer. Cette forme ne se présente évidemment dans la pratique qu’aux époques primitives où les produits du travail n’étaient transformés en marchandises que par des échanges accidentels et isolés.
La seconde forme exprime plus complètement que la première la différence qui existe entre la valeur d’une marchandise, par exemple, d’un habit, et sa propre valeur d’usage. En effet, la valeur de l’habit y prend toutes les figures possibles vis-à-vis de sa forme naturelle ; elle ressemble à la toile, au thé, au fer, à tout, excepté à l’habit. D’un autre côté, cette forme rend impossible toute expression commune de la valeur des marchandises, car, dans l’expression de valeur d’une marchandise quelconque, toutes les autres figurent comme ses équivalents, et sont, par conséquent, incapables d’exprimer leur propre valeur. Cette forme valeur développée se présente dans la réalité dès qu’un produit du travail, le bétail, par exemple, est échangé contre d’autres marchandises différentes, non plus par exception, mais déjà par habitude.
Dans l’expression générale de la valeur relative, au contraire, chaque marchandise, telle qu’habit, café, fer, etc., possède une seule et même forme valeur, par exemple, la forme toile, différente de sa forme naturelle. En vertu de cette ressemblance avec la toile, la valeur de chaque marchandise est maintenant distincte non seulement de sa propre valeur d’usage, mais encore de toutes les autres valeurs d’usage, et, par cela même, représentée comme le caractère commun et indistinct de toutes les marchandises. Cette forme est la première qui mette les marchandises en rapport entre elles comme valeurs, en les faisant apparaître l’une vis-à-vis de l’autre comme valeurs d’échange.
Les deux premières formes expriment la valeur d’une marchandise quelconque, soit en une autre marchandise différente, soit en une série de beaucoup d’autres marchandises. Chaque fois c’est, pour ainsi dire, l’affaire particulière de chaque marchandise prise à part de se donner une forme valeur, et elle y parvient sans que les autres marchandises s’en mêlent. Celles-ci jouent vis-à-vis d’elle le rôle purement passif d’équivalent. La forme générale de la valeur relative ne se produit au contraire que comme l’œuvre commune des marchandises dans leur ensemble. Une marchandise n’acquiert son expression de valeur générale que parce que, en même temps, toutes les autres marchandises expriment leurs valeurs dans le même équivalent, et chaque espèce de marchandise nouvelle qui se présente doit faire de même. De plus, il devient évident que les marchandises qui, au point de vue de la valeur, sont des choses purement sociales, ne peuvent aussi exprimer cette existence sociale que par une série embrassant tous leurs rapports réciproques ; que leur forme valeur doit, par conséquent, être une forme socialement validée.
La forme naturelle de la marchandise qui devient l’équivalent commun, la toile, est maintenant la forme officielle des valeurs. C’est ainsi que les marchandises se montrent les unes aux autres non seulement leur égalité qualitative, mais encore leurs différences quantitatives de valeur. Les quantités de valeur projetées comme sur un même miroir, la toile, se reflètent réciproquement.
Exemple : 10 livres de thé = 20 mètres de toile, et 40 livres de café = 20 mètres de toile. Donc 10 livres de thé = 40 livres de café, ou bien il n’y a dans 1 livre de café que 1/4 du travail contenu dans 1 livre de thé.
La forme générale de la valeur relative embrassant le monde des marchandises imprime à la marchandise équivalent qui en est exclue le caractère d’équivalent général. La toile est maintenant immédiatement échangeable avec toutes les autres marchandises. Sa forme naturelle est donc en même temps sa forme sociale. Le tissage, le travail privé qui produit la toile, acquiert par cela même le caractère de travail social, la forme d’égalité avec tous les autres travaux. Les innombrables équations dont se compose la forme générale de la valeur identifient le travail réalisé dans la toile avec le travail contenu dans chaque marchandise qui lui est tour à tour comparée, et fait du tissage la forme générale dans laquelle se manifeste le travail humain. De cette manière, le travail réalisé dans la valeur des marchandises n’est pas seulement représenté négativement, c’est-à-dire comme une abstraction où s’évanouissent les formes concrètes et les propriétés utiles du travail réel ; sa nature positive s’affirme nettement. Elle est la réduction de tous les travaux réels à leur caractère commun de travail humain, de dépense de la même force humaine de travail.
La forme générale de la valeur montre, par sa structure même, qu’elle est l’expression sociale du monde des marchandises. Elle révèle, par conséquent, que dans ce monde le caractère humain ou général du travail forme son caractère social spécifique.
1.1.1.3.3.2. Rapport de développement de la forme valeur relative et de la forme équivalent. 🔗
La forme équivalent se développe simultanément et graduellement avec la forme relative ; mais, et c’est là ce qu’il faut bien remarquer, le développement de la première n’est que le résultat et l’expression du développement de la seconde. C’est de celle-ci que part l’initiative.
La forme valeur relative simple ou isolée d’une marchandise suppose une autre marchandise quelconque comme équivalent accidentel. La forme développée de la valeur relative, cette expression de la valeur d’une marchandise dans toutes les autres, leur imprime à toutes, la forme d’équivalents particuliers d’espèce différente. Enfin, une marchandise spécifique acquiert la forme d’équivalent général, parce que toutes les autres marchandises en font la matière de leur forme générale de valeur relative.
A mesure cependant que la forme valeur en général se développe, se développe aussi l’opposition entre ses deux pôles, valeur relative et équivalent. De même la première forme valeur, 20 mètres de toile = 1 habit, contient cette opposition, mais ne la fixe pas. Dans cette équation, l’un des termes, la toile, se trouve sous la forme valeur relative, et le terme opposé, l’habit, sous la forme équivalent. Si maintenant on lit à rebours cette équation, la toile et l’habit changent tout simplement de rôle, mais la forme de l’équation reste la même. Aussi est-il difficile de fixer ici l’opposition entre les deux termes.
Sous la forme II, une espèce de marchandise peut développer complètement sa valeur relative, revêt la forme totale de la valeur relative, parce que, et en tant que toutes les autres marchandises se trouvent vis-à-vis d’elle sous la forme équivalent.
Ici l’on ne peut déjà plus renverser les deux termes de l’équation sans changer complètement son caractère, et la faire passer de la forme valeur totale à la forme valeur générale.
Enfin, la dernière forme, la forme III, donne à l’ensemble des marchandises une expression de valeur relative générale et uniforme, parce que et en tant qu’elle exclut de la forme équivalent toutes les marchandises, à l’exception d’une seule. Une marchandise, la toile, se trouve conséquemment sous forme d’échangeabilité immédiate avec toutes les autres marchandises, parce que et en tant que celles-ci ne s’y trouvent pas24.
Sous cette forme III, le monde des marchandises ne possède donc une forme valeur relative sociale et générale, que parce que toutes les marchandises qui en font partie sont exclues de la forme équivalent ou de la forme sous laquelle elles sont immédiatement échangeables. Par contre, la marchandise qui fonctionne comme équivalent général, la toile, par exemple, ne saurait prendre part à la forme générale de la valeur relative ; il faudrait pour cela qu’elle pût se servir à elle-même d’équivalent. Nous obtenons alors : 20 mètres de toile = 20 mètres de toile, tautologie qui n’exprime ni valeur ni quantité de valeur. Pour exprimer la valeur relative de l’équivalent général, il nous faut lire à rebours la forme III. Il ne possède aucune forme relative commune avec les autres marchandises, mais sa valeur s’exprime relativement dans la série interminable de toutes les autres marchandises. La forme développée de la valeur relative, ou forme II, nous apparaît ainsi maintenant comme la forme spécifique dans laquelle l’équivalent général exprime sa propre valeur.
1.1.1.3.3.3. Transition de la forme valeur générale à la forme argent. 🔗
La forme équivalent général est une forme de la valeur en général. Elle peut donc appartenir à n’importe quelle marchandise. D’un autre côté, une marchandise ne peut se trouver sous cette forme (forme III) que parce qu’elle est exclue elle-même par toutes les autres marchandises comme équivalent. Ce n’est qu’à partir du moment où ce caractère exclusif vient s’attacher à un genre spécial de marchandise, que la forme valeur relative prend consistance, se fixe dans un objet unique et acquiert une authenticité sociale.
La marchandise spéciale avec la forme naturelle de laquelle la forme équivalent s’identifie peu à peu dans la société devient marchandise monnaie ou fonctionne comme monnaie. Sa fonction sociale spécifique, et conséquemment son monopole social, est de jouer le rôle de l’équivalent universel dans le monde des marchandises. Parmi les marchandises qui, dans la forme II, figurent comme équivalents particuliers de la toile et qui, sous la forme III, expriment, ensemble dans la toile leur valeur relative, c’est l’or qui a conquis historiquement ce privilège. Mettons donc dans la forme III la marchandise or à la place de la marchandise toile, et nous obtenons :
1.1.1.3.4. Forme monnaie ou argent25. 🔗
- 20 mètres de toile =
- 1 habit =
- 10 livres de thé =
- 40 livres de café =
- 2 onces d’or =
- ½ tonne de fer =
- X marchandise A =
- Etc. = 2 onces d’or
Des changements essentiels ont lieu dans la transition de la forme I à la forme II, et de la forme II à la forme III. La forme IV, au contraire, ne diffère en rien de la forme III, si ce n’est que maintenant c’est l’or qui possède à la place de la toile la forme équivalent général. Le progrès consiste tout simplement en ce que la forme d’échangeabilité immédiate et universelle, ou la forme d’équivalent général, s’est incorporée définitivement dans la forme naturelle et spécifique de l’or.
L’or ne joue le rôle de monnaie vis-à-vis des autres marchandises que parce qu’il jouait déjà auparavant vis-à-vis d’elles le rôle de marchandise. De même qu’elles toutes, il fonctionnait aussi comme équivalent, soit accidentellement dans des échanges isolés, soit comme équivalent particulier à côte d’autres équivalents. Peu à peu il fonctionna dans des limites plus ou moins larges comme équivalent général. Dès qu’il a conquis le monopole de cette position dans l’expression de la valeur du monde marchand, il devient marchandise monnaie, et c’est seulement à partir du moment où il est déjà devenu marchandise monnaie que la forme IV se distingue de la forme III, ou que la forme générale de valeur se métamorphose en forme monnaie ou argent.
L’expression de valeur relative simple d’une marchandise, de la toile, par exemple, dans la marchandise qui fonctionne déjà comme monnaie, par exemple, l’or, est forme prix. La forme prix de la toile est donc :
20 mètres de toile = 2 onces d’or,
ou, si 2 livres sterling sont le nom de monnaie de 2 onces d’or,
20 mètres de toile = 2 livres sterling.
La difficulté dans le concept de la forme argent, c’est tout simplement de bien saisir la forme équivalent général, c’est-à-dire la forme valeur générale, la forme III. Celle-ci se résout dans la forme valeur développée, la forme II, et l’élément constituant de cette dernière est la forme I :
20 mètres de toile = 1 habit, ou x marchandise A = y marchandise B.
La forme simple de la marchandise est par conséquent le germe de la forme argent26.
1.1.1.4. Le caractère fétiche de la marchandise et son secret. 🔗
Une marchandise paraît au premier coup d’œil quelque chose de trivial et qui se comprend de soi-même. Notre analyse a montré au contraire que c’est une chose très complexe, pleine de subtilités métaphysiques et d’arguties théologiques. En tant que valeur d’usage, il n’y a en elle rien de mystérieux, soit qu’elle satisfasse les besoins de l’homme par ses propriétés, soit que ses propriétés soient produites par le travail humain. Il est évident que l’activité de l’homme transforme les matières fournies par la nature de façon à les rendre utiles. La forme du bois, par exemple, est changée, si l’on en fait une table. Néanmoins, la table reste bois, une chose ordinaire et qui tombe sous les sens. Mais dès qu’elle se présente comme marchandise, c’est une tout autre, affaire. A la fois saisissable et insaisissable, il ne lui suffit pas de poser ses pieds sur le sol ; elle se dresse, pour ainsi dire, sur sa tête de bois en face des autres marchandises et se livre à des caprices plus bizarres que si elle se mettait à danser27.
Le caractère mystique de la marchandise ne provient donc pas de sa valeur d’usage. Il ne provient pas davantage des caractères qui déterminent la valeur. D’abord, en effet, si variés que puissent être les travaux utiles ou les activités productives, c’est une vérité physiologique qu’ils sont avant tout des fonctions de l’organisme humain, et que toute fonction pareille, quels que soient son contenu et sa forme, est essentiellement une dépense du cerveau, des nerfs, des muscles, des organes, des sens, etc., de l’homme. En second lieu, pour ce qui sert à déterminer la quantité de la valeur, c’est-à-dire la durée de cette dépense ou la quantité de travail, on ne saurait nier que cette quantité de travail se distingue visiblement de sa qualité. Dans tous les états sociaux le temps qu’il faut pour produire les moyens de consommation a dû intéresser l’homme, quoique inégalement, suivant les divers degrés de la civilisation28. Enfin dès que les hommes travaillent d’une manière quelconque les uns pour les autres, leur travail acquiert aussi une forme sociale.
D’où provient donc le caractère énigmatique du produit du travail, dès qu’il revêt la forme d’une marchandise ? Évidemment de cette forme elle-même.
Le caractère d’égalité des travaux humains acquiert la forme de valeur des produits du travail ; la mesure des travaux individuels par leur durée acquiert la forme de la grandeur de valeur des produits du travail ; enfin les rapports des producteurs, dans lesquels s’affirment les caractères sociaux de leurs travaux, acquièrent la forme d’un rapport social des produits du travail. Voilà pourquoi ces produits se convertissent en marchandises, c’est-à-dire en choses qui tombent et ne tombent pas sous les sens, ou choses sociales. C’est ainsi que l’impression lumineuse d’un objet sur le nerf optique ne se présente pas comme une excitation subjective du nerf lui-même, mais comme la forme sensible de quelque chose qui existe en dehors de l’œil. Il faut ajouter que dans l’acte de la vision la lumière est réellement projetée d’un objet extérieur sur un autre objet, l’œil ; c’est un rapport physique entre des choses physiques. Mais la forme valeur et le rapport de valeur des produits du travail n’ont absolument rien à faire avec leur nature physique. C’est seulement un rapport social déterminé des hommes entre eux qui revêt ici pour eux la forme fantastique d’un rapport des choses entre elles. Pour trouver une analogie à ce phénomène, il faut la chercher dans la région nuageuse du monde religieux. Là les produits du cerveau humain ont l’aspect d’êtres indépendants, doués de corps particuliers, en communication avec les hommes et entre eux. Il en est de même des produits de la main de l’homme dans le monde marchand. C’est ce qu’on peut nommer le fétichisme attaché aux produits du travail, dès qu’ils se présentent comme des marchandises, fétichisme inséparable de ce mode de production.
En général, des objets d’utilité ne deviennent des marchandises que parce qu’ils sont les produits de travaux privés exécutés indépendamment les uns des autres. L’ensemble de ces travaux privés forme le travail social, Comme les producteurs n’entrent socialement en contact que par l’échange de leurs produits, ce n’est que dans les limites de cet échange que s’affirment d’abord les caractères sociaux de leurs travaux privés. Ou bien les travaux privés ne se manifestent en réalité comme divisions du travail social que par les rapports que l’échange établit entre les produits du travail et indirectement entre les producteurs. Il en résulte que pour ces derniers les rapports de leurs travaux privés apparaissent ce qu’ils sont, c’est-à-dire non des rapports sociaux immédiats des personnes dans leurs travaux mêmes, mais bien plutôt des rapports sociaux entre les choses.
C’est seulement dans leur échange que les produits du travail acquièrent comme valeurs une existence sociale identique et uniforme, distincte de leur existence matérielle et multiforme comme objets d’utilité. Cette scission du produit du travail en objet utile et en objet de valeur s’élargit dans la pratique dès que l’échange a acquis assez d’étendue et d’importance pour que des objets utiles soient produits en vue de l’échange, de sorte que le caractère de valeur de ces objets est déjà pris en considération dans leur production même. A partir de ce moment, les travaux privés des producteurs acquièrent en fait un double caractère social. D’un côté, ils doivent être travail utile, satisfaire des besoins sociaux, et, s’affirmer ainsi comme parties intégrantes du travail général, d’un système de division sociale du travail qui se forme spontanément ; de l’autre côté, ils ne satisfont les besoins divers des producteurs eux-mêmes, que parce que chaque espèce de travail privé utile est échangeable avec toutes les autres espèces de travail privé utile, c’est-à-dire est réputé leur égal. L’égalité de travaux qui diffèrent toto cœlo [complètement] les uns des autres ne peut consister que dans une abstraction de leur inégalité réelle, que dans la réduction à leur caractère commun de dépense de force humaine, de travail humain en général, et c’est l’échange seul qui opère cette réduction en mettant en présence les uns des autres sur un pied d’égalité les produits des travaux les plus divers.
Le double caractère social des travaux privés ne se réfléchit dans le cerveau des producteurs que sous la forme que leur imprime le commerce pratique, l’échange des produits. Lorsque les producteurs mettent en présence et en rapport les produits de leur travail à titre de valeurs, ce n’est pas qu’ils voient en eux une simple enveloppe sous laquelle est caché un travail humain identique ; tout au contraire : en réputant égaux dans l’échange leurs produits différents, ils établissent par le fait que leurs différents travaux sont égaux. Ils le font sans le savoir29. La valeur ne porte donc pas écrit sur le front ce qu’elle est. Elle fait bien plutôt de chaque produit du travail un hiéroglyphe. Ce n’est qu’avec le temps que l’homme cherche à déchiffrer le sens de l’hiéroglyphe à pénétrer les secrets de l’œuvre sociale à laquelle il contribue, et la transformation des objets utiles en valeurs est un produit de la société, tout aussi bien que le langage.
La découverte scientifique faite plus tard que les produits du travail, en tant que valeurs, sont l’expression pure et simple du travail humain dépensé dans leur production, marque une époque dans l’histoire du développement de l’humanité mais ne dissipe point la fantasmagorie qui fait apparaître le caractère social du travail comme un caractère des choses, des produits eux-mêmes. Ce qui n’est vrai que pour cette forme de production particulière, la production marchande, à savoir : que le caractère social des travaux les plus divers consiste dans leur égalité comme travail humain, et que ce caractère social spécifique revêt ne forme objective, la forme valeur des produits du travail, ce fait, pour l’homme engrené dans les rouages et les rapports de la production des marchandises, parait, après. comme avant la découverte de la nature de la valeur, tout aussi invariable et d’un ordre tout aussi naturel que la forme gazeuse de l’air qui est restée la même après comme avant la découverte de ses éléments chimiques.
Ce qui intéresse tout d’abord pratiquement les échangistes, c’est de savoir combien ils obtiendront en échange de leurs produits, c’est-à-dire la proportion dans laquelle les produits s’échangent entre eux. Dès que cette proportion a acquis une certaine fixité habituelle, elle leur parait provenir de la nature même des produits du travail. Il semble qu’il réside dans ces choses une propriété de s’échanger en proportions déterminées comme les substances chimiques se combinent en proportions fixes.
Le caractère de valeur des produits du travail ne ressort en fait que lorsqu’ils se déterminent comme quantités de valeur. Ces dernières changent sans cesse, indépendamment de la volonté et des prévisions des producteurs, aux yeux desquels leur propre mouvement social prend ainsi la forme d’un mouvement des choses, mouvement qui les mène, bien loin qu’ils puissent le diriger. Il faut que la production marchande se soit complètement développée avant que de l’expérience même se dégage cette vérité scientifique : que les travaux privés, exécutés indépendamment les uns des autres, bien qu’ils s’entrelacent comme ramifications du système social et spontané de la division du travail, sont constamment ramenés à leur mesure sociale proportionnelle. Et comment ? Parce que dans les rapports d’échange accidentels et toujours variables de leurs produits, le temps de travail social nécessaire à leur production l’emporte de haute lutte comme loi naturelle régulatrice, de même que la loi de la pesanteur se fait sentir à n’importe qui lorsque sa maison s’écroule sur sa tête30. La détermination de la quantité de valeur par la durée de travail est donc un secret caché sous le mouvement apparent des valeurs des marchandises ; mais sa solution, tout en montrant que la quantité de valeur ne se détermine pas au hasard, comme il semblerait, ne fait pas pour cela disparaître la forme qui représente cette quantité comme un rapport de grandeur entre les choses, entre les produits eux-mêmes du travail.
La réflexion sur les formes de la vie sociale, et, par conséquent, leur analyse scientifique, suit une route complètement opposée au mouvement réel. Elle commence, après coup, avec des données déjà tout établies, avec les résultats du développement. Les formes qui impriment aux produits du travail le cachet de marchandises et qui, par conséquent, président déjà à leur circulation possèdent aussi déjà la fixité de formes naturelles de la vie sociale, avant que les hommes cherchent à se rendre compte, non du caractère historique de ces formes qui leur paraissent bien plutôt immuables, mais de leur sens intime. Ainsi c’est seulement l’analyse du prix des marchandises qui a conduit à la détermination de leur valeur quantitative, et c’est seulement l’expression commune des marchandises en argent qui a amené la fixation de leur caractère valeur. Or, cette forme acquise et fixe du monde des marchandises, leur forme argent, au lieu de révéler les caractères sociaux des travaux privés et les rapports sociaux des producteurs, ne fait que les voiler. Quand je dis que du froment, un habit, des bottes se rapportent à la toile comme à l’incarnation générale du travail humain abstrait, la fausseté et l’étrangeté de cette expression sautent immédiatement aux yeux. Mais quand les producteurs de ces marchandises les rapportent, à la toile, à l’or ou à l’argent, ce qui revient au même, comme à l’équivalent général, les rapports entre leurs travaux privés et l’ensemble du travail social leur apparaissent précisément sous cette forme bizarre.
Les catégories de l’économie bourgeoise sont des formes de l’intellect qui ont une vérité objective, en tant qu’elles reflètent des rapports sociaux réels, mais ces rapports n’appartiennent qu’à cette époque historique déterminée, où la production marchande est le mode de production social. Si donc nous envisageons d’autres formes de production, nous verrons disparaître aussitôt tout ce mysticisme qui obscurcit les produits du travail dans la période actuelle.
Puisque l’économie politique aime les Robinsonades31, visitons d’abord Robinson dans son île.
Modeste, comme il l’est naturellement, il n’en a pas moins divers besoins à satisfaire, et il lui faut exécuter des travaux utiles de genre différent, fabriquer des meubles, par exemple, se faire des outils, apprivoiser des animaux, pêcher, chasser, etc. De ses prières et autres bagatelles semblables nous n’avons rien à dire, puisque notre Robinson y trouve son plaisir et considère une activité de cette espèce comme une distraction fortifiante. Malgré la variété de ses fonctions productives, il sait qu’elles ne sont que les formes diverses par lesquelles s’affirme le même Robinson, c’est-à-dire tout simplement des modes divers de travail humain. La nécessité même le force à partager son temps entre ses occupations différentes. Que l’une prenne plus, l’autre moins de place dans l’ensemble de ses travaux, cela dépend de la plus ou moins grande difficulté qu’il a à vaincre pour obtenir l’effet utile qu’il a en vue. L’expérience lui apprend cela, et notre homme qui a sauvé du naufrage montre, grand livre, plume et encre, ne tarde pas, en bon Anglais qu’il est, à mettre en note tous ses actes quotidiens. Son inventaire contient le détail des objets utiles qu’il possède, des différents modes de travail exigés par leur production, et enfin du temps de travail que lui coûtent en moyenne des quantités déterminées de ces divers produits. Tous les rapports entre Robinson et les choses qui forment la richesse qu’il s’est créée lui-même sont tellement simples et transparents que M. Baudrillart pourrait les comprendre sans une trop grande tension d’esprit. Et cependant toutes les déterminations essentielles de la valeur y sont contenues.
Transportons-nous, maintenant de l’île lumineuse de Robinson dans le sombre moyen âge européen. Au lieu de l’homme indépendant, nous trouvons ici tout le monde dépendant, serfs et seigneurs, vassaux et suzerains, laïques et clercs. Cette dépendance personnelle, caractérise aussi bien les rapports sociaux de la production matérielle que toutes les autres sphères, de la vie auxquelles elle sert de fondement. Et c’est précisément parce que la société est basée sur la dépendance personnelle que tous, les rapports sociaux apparaissent comme des rapports entre les personnes. Les travaux divers et leurs produits n’ont en conséquence pas besoin de prendre une figure fantastique distincte de leur réalité. Ils se présentent comme services, prestations et livraisons en nature. La forme naturelle du travail, sa particularité – et non sa généralité, son caractère abstrait, comme dans la production marchande – en est aussi la forme sociale. La corvée est tout aussi bien mesurée par le temps que le travail qui produit des marchandises ; mais chaque corvéable sait fort bien, sans recourir à un Adam Smith, que c’est une quantité déterminée de sa force de travail personnelle qu’il dépense au service de son maître. La dîme à fournir au prêtre est plus claire que la bénédiction du prêtre. De quelque manière donc qu’on juge les masques que portent les hommes dans cette société, les rapports sociaux des personnes dans leurs travaux respectifs s’affirment nettement comme leurs propres rapports personnels, au lieu de se déguiser en rapports sociaux des choses, des produits du travail.
Pour rencontrer le travail commun, c’est-à-dire l’association immédiate, nous n’avons pas besoin de remonter à sa forme naturelle primitive, telle qu’elle nous apparaît au seuil de l’histoire de tous les peuples civilisés32. Nous en avons un exemple tout près de nous dans l’industrie rustique et patriarcale d’une famille de paysans qui produit pour ses propres besoins bétail, blé, toile, lin, vêtements, etc. Ces divers objets se présentent à la famille comme les produits divers de son travail et non comme des marchandises qui s’échangent réciproquement. Les différents travaux d’où dérivent ces produits, agriculture, élève du bétail, tissage, confection de vêtements, etc., possèdent de prime abord la forme de fonctions sociales, parce qu’ils sont des fonctions de la famille qui a sa division de travail tout aussi bien que la production marchande. Les conditions naturelles variant avec le changement des saisons, ainsi que les différences d’âge et de sexe, règlent dans la famille la distribution du travail et sa durée pour chacun. La mesure de la dépense des forces individuelles par le temps de travail apparaît ici directement comme caractère social des travaux eux-mêmes, parce que les forces de travail individuelles ne fonctionnent que comme organes de la force commune de la famille.
Représentons-nous enfin une réunion d’hommes libres travaillant avec des moyens de production communs, et dépensant, d’après un plan concerté, leurs nombreuses forces individuelles comme une seule et même force de travail social. Tout ce que nous avons dit du travail de Robinson se reproduit ici, mais socialement et non individuellement. Tous les produits de Robinson étaient son produit personnel et exclusif, et, conséquemment, objets d’utilité immédiate pour lui. Le produit total des travailleurs unis est un produit social. Une partie sert de nouveau comme moyen de production et reste sociale ; mais l’autre partie est consommée et, par conséquent, doit se répartir entre tous. Le mode de répartition variera suivant l’organisme producteur de la société et le degré de développement historique des travailleurs. Supposons, pour mettre cet état de choses en parallèle avec la production marchande, que la part accordée à chaque travailleur soit en raison son temps de travail. Le temps de travail jouerait ainsi un double rôle. D’un côté, sa distribution dans la société règle le rapport exact des diverses fonctions aux divers besoins ; de l’autre, il mesure la part individuelle de chaque producteur dans le travail commun, et en même temps la portion qui lui revient dans la partie du produit commun réservée à la consommation. Les rapports sociaux des hommes dans leurs travaux et avec les objets utiles qui en proviennent restent ici simples et transparents dans la production aussi bien que dans la distribution.
Le monde religieux n’est que le reflet du monde réel. Une société où le produit du travail prend généralement la forme de marchandise et où, par conséquent, le rapport le plus général entre les producteurs consiste à comparer les valeurs de leurs produits et, sous cette enveloppe des choses, à comparer les uns aux autres leurs travaux privés à titre de travail humain égal, une telle société trouve dans le christianisme avec son culte de l’homme abstrait, et surtout dans ses types bourgeois, protestantisme, déisme, etc., le complément religieux le plus convenable. Dans les modes de production de la vieille Asie, de l’antiquité en général, la transformation du produit en marchandise ne joue qu’un rôle subalterne, qui cependant acquiert plus d’importance à mesure que les communautés approchent de leur dissolution. Des peuples marchands proprement dits n’existent que dans les intervalles du monde antique, à la façon des dieux d’Epicure, ou comme les Juifs dans les pores de la société polonaise. Ces vieux organismes sociaux sont, sous le rapport de la production, infiniment plus simples et plus transparents que la société bourgeoise ; mais ils ont pour base l’immaturité de l’homme individuel – dont l’histoire n’a pas encore coupé, pour ainsi dire, le cordon ombilical qui l’unit à la communauté naturelle d’une tribu primitive – ou des conditions de despotisme et d’esclavage. Le degré inférieur de développement des forces productives du travail qui les caractérise, et qui par suite imprègne, tout le cercle de la vie matérielle, l’étroitesse des rapports des hommes, soit entre eux, soit avec la nature, se reflète idéalement dans les vieilles religions nationales. En général, le reflet religieux du monde réel ne pourra disparaître que lorsque les conditions du travail et de la vie pratique présenteront à l’homme des rapports transparents et rationnels avec ses semblables et avec la nature. La vie sociale, dont la production matérielle et les rapports qu’elle implique forment la base, ne sera dégagée du nuage mystique qui en voile l’aspect, que le jour où s’y manifestera l’œuvre d’hommes librement associés, agissant consciemment et maîtres de leur propre mouvement social. Mais cela exige dans la société un ensemble de conditions d’existence matérielle qui ne peuvent être elles-mêmes le produit que d’un long et douloureux développement.
L’économie politique a bien, il est vrai, analysé la valeur et la grandeur de valeur33, quoique d’une manière très imparfaite. Mais elle ne s’est jamais de mandé pourquoi le travail se représente dans la valeur, et la mesure du travail par sa durée dans la grandeur de valeur des produits. Des formes qui manifestent au premier coup d’œil qu’elles appartiennent à une période sociale dans laquelle la production et ses rapports régissent l’homme au lieu d’être régis par lui paraissent à sa conscience bourgeoise une nécessité tout aussi naturelle que le travail productif lui-même. Rien d’étonnant qu’elle traite les formes de production sociale qui ont précédé la production bourgeoise, comme les Pères de l’Eglise traitaient les religions qui avaient précédé le christianisme34.
Ce qui fait voir, entre autres choses, l’illusion produite sur la plupart des économistes par le fétichisme inhérent au monde marchand ; ou par l’apparence matérielle des attributs sociaux du travail, c’est leur longue et insipide querelle à propos du rôle de la nature dans la création de la valeur d’échange. Cette valeur n’étant pas autre chose qu’une manière sociale particulière de compter le travail employé dans la production d’un objet ne peut pas plus contenir d’éléments matériels que le cours du change, par exemple.
Dans notre société, la forme économique la plus générale et la plus simple qui s’attache aux produits du travail, la forme marchandise, est si familière à tout le monde que personne n’y voit malice. Considérons d’autres formes économiques plus complexes. D’où proviennent, par exemple, les illusions du système mercantile ? Évidemment du caractère fétiche que la forme monnaie imprime aux métaux précieux. Et l’économie moderne, qui fait l’esprit fort et ne se fatigue pas de ressasser ses fades plaisanteries contre le fétichisme des mercantilistes, est-elle moins la dupe des apparences ? N’est-ce pas son premier dogme que des choses, des instruments de travail, par exemple, sont, par nature, capital, et, qu’en voulant les dépouiller de ce caractère purement social, on commet un crime de lèse-nature ? Enfin, les physiocrates, si supérieurs à tant d’égards, n’ont-ils pas imaginé que la rente foncière n’est pas un tribut arraché aux hommes, mais un présent fait par la nature même aux propriétaires ? Mais n’anticipons pas et contentons-nous encore d’un exemple à propos de la forme marchandise elle-même.
Les marchandises diraient, si elles pouvaient parler : Notre valeur d’usage peut bien intéresser l’homme ; pour nous, en tant qu’objets, nous nous en moquons bien. Ce qui nous regarde c’est notre valeur. Notre rapport entre nous comme choses de vente et d’achat le prouve. Nous ne nous envisageons les unes les autres que comme valeurs d’échange. Ne croirait-on pas que l’économiste emprunte ses paroles à l’âme même de la marchandise quand il dit : « La valeur (valeur d’échange) est une propriété des choses, la richesse (valeur d’usage) est une propriété de l’homme. La valeur dans ce sens suppose nécessairement l’échange, la richesse, non35. » « La richesse (valeur utile) est un attribut de l’homme ; la valeur, un attribut des marchandises. Un homme ou bien une communauté est riche, une perle ou un diamant possède de la valeur et la possède comme telle36. » Jusqu’ici aucun chimiste n’a découvert de valeur d’échange dans une perle ou dans un diamant. Les économistes qui ont découvert ou inventé des substances chimiques de ce genre, et qui affichent une. certaine prétention à la profondeur, trouvent, eux, que la valeur utile des choses leur appartient indépendamment de leurs propriétés matérielles, tandis que leur valeur leur appartient en tant que choses. Ce qui les confirme dans cette opinion, c’est cette circonstance étrange que la valeur utile des choses se réalise pour l’homme sans échange, c’est-à-dire dans un rapport immédiat entre la chose et l’homme, tandis que leur valeur, au contraire, ne se réalise que dans l’échange, c’est-à-dire dans un rapport social. Qui ne se souvient ici du bon Dogberry, et de la leçon qu’il donne au veilleur de nuit, Seacoal :
« Être un homme bien fait est un don des circonstances, mais savoir lire et écrire, cela nous vient de la nature37. » (To be a well-favoured man is the gift of fortune ; but to write and read comes by nature.)
1.1.2. Des échanges 🔗
Les marchandises ne peuvent point aller elles-mêmes au marché ni s’échanger elles-mêmes entre elles. Il nous faut donc tourner nos regards vers leurs gardiens et conducteurs, c’est-à-dire vers leurs possesseurs. Les marchandises sont des choses et, conséquemment, n’opposent à l’homme aucune résistance. Si elles manquent de bonne volonté, il peut employer la force, en d’autres termes s’en emparer38. Pour mettre ces choses en rapport les unes avec les autres à titre de marchandises, leurs gardiens doivent eux-mêmes se mettre en rapport entre eux à titre de personnes dont la volonté habite dans ces choses mêmes, de telle sorte que la volonté de l’un est aussi la volonté de l’autre et que chacun s’approprie la marchandise étrangère en abandonnant la sienne, au moyen d’un acte volontaire commun. Ils doivent donc se reconnaître réciproquement comme propriétaires privés. Ce rapport juridique, qui a pour forme le contrat, légalement développé ou non, n’est que le rapport des volontés dans lequel se reflète le rapport économique. Son contenu est donné par le rapport économique lui-même39. Les personnes n’ont affaire ici les unes aux autres qu’autant qu’elles mettent certaines choses en rapport entre elles comme marchandises. Elles n’existent les unes pour les autres qu’à titre de représentants de la marchandise qu’elles possèdent. Nous verrons d’ailleurs dans le cours du développement que les masques divers dont elles s’affublent suivant les circonstances ne sont que les personnifications des rapports économiques qu’elles maintiennent les unes vis-à-vis des autres.
Ce qui distingue surtout l’échangiste de sa marchandise, c’est que pour celle-ci toute autre marchandise n’est qu’une forme d’apparition de sa propre valeur. Naturellement débauchée et cynique, elle est toujours sur le point d’échanger son âme et même son corps avec n’importe quelle autre marchandise, cette dernière fût-elle aussi dépourvue d’attraits que Maritorne. Ce sens qui lui manque pour apprécier le côté concret de ses sœurs, l’échangiste le compense et le développe par ses propres sens à lui, au nombre de cinq et plus. Pour lui, la marchandise n’a aucune valeur utile immédiate ; s’il en était autrement, il ne la mènerait pas au marché. La seule valeur utile qu’il lui trouve, c’est qu’elle est porte-valeur, utile à d’autres et, par conséquent, un instrument d’échange40. Il veut donc l’aliéner pour d’autres marchandises dont la valeur d’usage puisse le satisfaire. Toutes les marchandises sont des non-valeurs d’usage pour ceux qui les possèdent et des valeurs d’usage pour ceux qui ne les possèdent pas. Aussi faut-il qu’elles passent d’une main dans l’autre sur toute la ligne. Mais ce changement de mains constitue leur échange, et leur échange les rapporte les unes aux autres comme valeurs et les réalise comme valeurs. Il faut donc que les marchandises se manifestent comme valeurs, avant qu’elles puissent se réaliser comme valeurs d’usage.
D’un autre côté, il faut que leur valeur d’usage soit constatée avant qu’elles puissent se réaliser comme valeurs ; car le travail humain dépensé dans leur production ne compte qu’autant qu’il est dépensé sous une forme utile à d’autres. Or, leur échange seul peut démontrer si ce travail est utile à d’autres, c’est-à-dire si son produit peut satisfaire des besoins étrangers.
Chaque possesseur de marchandise ne veut l’aliéner que contre une autre dont la valeur utile satisfait son besoin. En ce sens, l’échange n’est pour lui qu’une affaire individuelle. En outre, il veut réaliser sa marchandise comme valeur dans n’importe quelle marchandise de même valeur qui lui plaise, sans s’inquiéter si sa propre marchandise a pour le possesseur de l’autre une valeur utile ou non. Dans ce sens, l’échange est pour lui un acte social général. Mais le même acte ne peut être simultanément pour tous les échangistes de marchandises simplement individuel et, en même temps, simplement social et général.
Considérons la chose de plus près : pour chaque possesseur de marchandises, toute marchandise étrangère est un équivalent particulier de la sienne ; sa marchandise est, par conséquent, l’équivalent général de toutes les autres. Mais comme tous les échangistes se trouvent dans le même cas, aucune marchandise n’est équivalent général, et la valeur relative des marchandises ne possède aucune forme générale sous laquelle elles puissent être comparées comme quantités de valeur. En un mot, elles ne jouent pas les unes vis-à-vis des autres le rôle de marchandises mais celui de simples produits ou de valeurs d’usage.
Dans leur embarras, nos échangistes pensent comme Faust : au commencement était l’action. Aussi ont-ils déjà agi avant d’avoir pensé, et leur instinct naturel ne fait que confirmer les lois provenant de la nature des marchandises. Ils ne peuvent comparer leurs articles comme valeurs et, par conséquent, comme marchandises qu’en les comparant à une autre marchandise quelconque qui se pose devant eux comme équivalent général. C’est ce que l’analyse précédente a déjà démontré. Mais cet équivalent général ne peut être le résultat que d’une action sociale. Une marchandise spéciale est donc mise à part par un acte commun des autres marchandises et sert à exposer leurs valeurs réciproques. La forme naturelle de cette marchandise devient ainsi la forme équivalent socialement valide. Le rôle d’équivalent général est désormais la fonction sociale spécifique de la marchandise exclue, et elle devient argent.
« Illi unum consilium habent et virtutem et potestatem suam bestiæ tradunt. Et ne quis possit emere aut vendere, nisi qui habet characterem aut nomen bestiæ, aut numerum nominis ejus » (Apocalypse)41.
L’argent est un cristal qui se forme spontanément dans les échanges par lesquels les divers produits du travail sont en fait égalisés entre eux et, par cela même, transformés en marchandises. Le développement historique de l’échange imprime de plus en plus aux produits du travail le caractère de marchandises et développe en même temps l’opposition que recèle leur nature, celle de valeur d’usage et de valeur. Le besoin même du commerce force à donner un corps à cette antithèse, tend à faire naître une forme valeur palpable et ne laisse plus ni repos ni trêve jusqu’à ce que cette forme soit enfin atteinte par le dédoublement de la marchandise en marchandise et en argent. A mesure donc que s’accomplit la transformation générale des produits du travail en marchandises, s’accomplit aussi la transformation de la marchandise en argent42.
Dans l’échange immédiat des produits, l’expression de la valeur revêt d’un côté la forme relative simple et de l’autre ne la revêt pas encore. Cette forme était : x marchandise A = y marchandise B. La forme de l’échange immédiat est : x objets d’utilité A = y objets d’utilité B43. Les objets A et B ne sont point ici des marchandises avant l’échange, mais le deviennent seulement par l’échange même. Dès le moment qu’un objet utile dépasse par son abondance les besoins de son producteur, il cesse d’être valeur d’usage pour lui et, les circonstances données, sera utilisé comme valeur d’échange. Les choses sont par elles-mêmes extérieures à l’homme et, par conséquent, aliénables. Pour que l’aliénation soit réciproque, il faut tout simplement que des hommes se rapportent les uns aux autres, par une reconnaissance tacite, comme propriétaires privés de ces choses aliénables et, par là même, comme personnes indépendantes. Cependant, un tel rapport d’indépendance réciproque n’existe pas encore pour les membres d’une communauté primitive, quelle que soit sa forme, famille patriarcale, communauté indienne, État inca comme au Pérou, etc. L’échange des marchandises commence là où les communautés finissent, à leurs points de contact avec des communautés étrangères ou avec des membres de ces dernières communautés. Dès que les choses sont une fois devenues des marchandises dans la vie commune avec l’étranger, elles le deviennent également par contrecoup dans la vie commune intérieure. La proportion dans laquelle elles s’échangent est d’abord purement accidentelle, Elles deviennent échangeables par l’acte volontaire de leurs possesseurs qui se décident à les aliéner réciproquement. Peu à peu, le besoin d’objets utiles provenant de l’étranger se fait sentir davantage et se consolide. La répétition constante de l’échange en fait une affaire sociale régulière, et, avec le cours du temps, une partie au moins des objets utiles est produite intentionnellement en vue de l’échange. A partir de cet instant, s’opère d’une manière nette la séparation entre l’utilité des choses pour les besoins immédiats et leur utilité pour l’échange à effectuer entre elles, c’est à-dire entre leur valeur d’usage et leur valeur d’échange. D’un autre côté, la proportion dans laquelle elles s’échangent commence à se régler par leur production même. L’habitude les fixe comme quantités de valeur.
Dans l’échange immédiat des produits, chaque marchandise est moyen d’échange immédiat pour celui qui la possède, mais pour celui qui ne la possède pas, elle ne devient équivalent que dans le cas où elle est pour lui une valeur d’usage. L’article d’échange n’acquiert donc encore aucune forme valeur indépendante de sa propre valeur d’usage ou du besoin individuel des échangistes. La nécessité de cette forme se développe à mesure qu’augmentent le nombre et la variété des marchandises qui entrent peu à peu dans l’échange, et le problème éclôt simultanément avec les moyens de le résoudre. Des possesseurs de marchandises n’échangent et ne comparent jamais leurs propres articles avec d’autres articles différents, sans que diverses marchandises soient échangées et comparées comme valeurs par leurs maîtres divers avec une seule et même troisième espèce de marchandise. Une telle troisième marchandise, en devenant équivalent pour diverses autres, acquiert immédiatement, quoique dans d’étroites limites, la forme équivalent général ou social. Cette forme générale naît et disparaît avec le contact social passager qui l’a appelée à la vie, et s’attache rapidement et tour à tour tantôt à une marchandise, tantôt à l’autre. Dès que l’échange a atteint un certain développement, elle s’attache exclusivement à une espèce particulière de marchandise, ou se cristallise sous forme argent. Le hasard décide d’abord sur quel genre de marchandises elle reste fixée ; on peut dire cependant que cela dépend en général de deux circonstances décisives. La forme argent adhère ou bien aux articles d’importation les plus importants qui révèlent en fait les premiers la valeur d’échange des produits indigènes, ou bien aux objets ou plutôt à l’objet utile qui forme l’élément principal de la richesse indigène aliénable, comme le bétail, par exemple. Les peuples nomades développent les premiers la forme argent parce que tout leur bien et tout leur avoir se trouve sous forme mobilière, et par conséquent immédiatement aliénable. De plus, leur genre de vie les met constamment en contact avec des sociétés étrangères, et les sollicite par cela même à l’échange des produits. Les hommes ont souvent f ait de l’homme même, dans la figure de l’esclave, la matière primitive de leur argent ; il n’en a jamais été ainsi du sol. Une telle idée ne pouvait naître que dans une société bourgeoise déjà développée. Elle date du dernier tiers du XVII° siècle ; et sa réalisation n’a été essayée sur une grande échelle, par toute une nation, qu’un siècle plus tard, dans la révolution de 1789, en France.
A mesure que l’échange brise ses liens purement locaux, et que par suite la valeur des marchandises représente de plus en plus le travail humain en général, la forme argent passe à des marchandises que leur nature rend aptes à remplir la fonction sociale d’équivalent général, c’est-à-dire aux métaux précieux.
Que maintenant bien que, « par nature, l’or et l’argent ne soient pas monnaie, mais [que] la monnaie soit, par nature, or et argent44 », c’est ce que montrent l’accord et l’analogie qui existent entre les propriétés naturelles de ces métaux et les fonctions de la monnaie45. Mais jusqu’ici nous ne connaissons qu’une fonction de la monnaie, celle de servir comme forme de manifestation de la valeur des marchandises, ou comme matière dans laquelle les quantités de valeur des marchandises s’expriment socialement. Or, il n’y a qu’une seule matière qui puisse être une forme propre à manifester la valeur ou servir d’image concrète du travail humain abstrait et conséquemment égal, c’est celle dont tous les exemplaires possèdent la même qualité uniforme. D’un autre côté, comme des valeurs ne diffèrent que par leur quantité, la marchandise monnaie doit être susceptible de différences purement quantitatives ; elle doit être divisible à volonté et pouvoir être recomposée avec la somme de toutes ses parties. Chacun sait que l’or et l’argent possèdent naturellement toutes ces propriétés.
La valeur d’usage de la marchandise monnaie devient double. Outre sa valeur d’usage particulière comme marchandise – ainsi l’or, par exemple, sert de matière première pour articles de luxe, pour boucher les dents creuses, etc. – elle acquiert une valeur d’usage formelle qui a pour origine sa fonction sociale spécifique.
Comme toutes les marchandises ne sont que des équivalents particuliers de l’argent, et que ce dernier est leur équivalent général, il joue vis-à-vis d’elles le rôle de marchandise universelle, et elles ne représentent vis-à-vis de lui que des marchandises particulières46.
On a vu que la forme argent ou monnaie n’est que le reflet des rapports de valeur de toute sorte de marchandises dans une seule espèce de marchandise. Que l’argent lui-même soit marchandise, cela ne peut donc être une découverte que pour celui qui prend pour point de départ sa forme tout achevée pour en arriver à son analyse ensuite47. Le mouvement des échanges donne à la marchandise qu’il transforme en argent non pas sa valeur, mais sa forme valeur spécifique. Confondant deux choses aussi disparates, on a été amené à considérer l’argent et l’or comme des valeurs purement imaginaires48. Le fait que l’argent dans certaines de ses fonctions peut être remplacé par de simples signes de lui-même a fait naître cette autre erreur qu’il n’est qu’un simple signe.
D’un autre côté, il est vrai, cette erreur faisait pressentir que, sous l’apparence d’un objet extérieur, la monnaie déguise en réalité un rapport social. Dans ce sens, toute marchandise serait un signe, parce qu’elle n’est valeur que comme enveloppe matérielle du travail humain dépensé dans sa production49. Mais dès qu’on ne voit plus que de simples signes dans les caractères sociaux que revêtent les choses, ou dans les caractères matériels que revêtent les déterminations sociales du travail sur la base d’un mode particulier de production, on leur prête le sens de fictions conventionnelles, sanctionnées par le prétendu consentement universel des hommes.
C’était là le mode d’explication en vogue au XVIIIe siècle ; ne pouvant encore déchiffrer ni l’origine ni le développement des formes énigmatiques des rapports sociaux, on s’en débarrassait en déclarant qu’elles étaient d’invention humaine et non pas tombées du ciel.
Nous avons déjà fait la remarque que la forme équivalent d’une marchandise ne laisse rien savoir sur le montant de sa quantité de valeur. Si l’on sait que l’or est monnaie, c’est-à-dire échangeable contre toutes les marchandises, on ne sait point pour cela combien valent par exemple 10 livres d’or. Comme toute marchandise, l’argent ne peut exprimer sa propre quantité de valeur que, relativement, dans d’autres marchandises. Sa valeur propre est déterminée par le temps de travail nécessaire à sa production, et s’exprime dans le quantum de toute autre marchandise qui a exigé un travail de même durée50. Cette fixation de sa quantité de valeur relative a lieu à la source même de sa production dans son premier échange. Dès qu’il entre dans la circulation comme monnaie, sa valeur est donnée. Déjà dans les dernières années du XVIIe siècle, on avait bien constaté que la monnaie est marchandise ; l’analyse n’en était cependant qu’à ses premiers pas. La difficulté ne consiste pas à comprendre que la monnaie est marchandise, mais à savoir comment et pourquoi une marchandise devient monnaie51.
Nous avons déjà vu que dans l’expression de valeur la plus simple x marchandise A = y marchandise B, l’objet dans lequel la quantité de valeur d’un autre objet est représentée semble posséder sa forme équivalent, indépendamment de ce rapport, comme une propriété sociale qu’il tire de la nature. Nous avons poursuivi cette fausse apparence jusqu’au moment de sa consolidation. Cette consolidation est accomplie dès que la forme équivalent général s’est attachée exclusivement à une marchandise particulière ou s’est cristallisée sous forme argent. Une marchandise ne paraît point devenir argent parce que les autres marchandises expriment en elle réciproquement leurs valeurs ; tout au contraire, ces dernières paraissent exprimer en elle leurs valeurs parce qu’elle est argent. Le mouvement qui a servi d’intermédiaire s’évanouit dans son propre résultat et ne laisse aucune trace. Les marchandises trouvent, sans paraître y avoir contribué en rien, leur propre valeur représentée et fixée dans le corps d’une marchandise qui existe à côté et en dehors d’elles. Ces simples choses, argent et or, telles qu’elles sortent des entrailles de la terre, figurent aussitôt comme incarnation immédiate de tout travail humain. De là la magie de l’argent.
1.1.3. La monnaie ou la circulation des marchandises 🔗
1.1.3.1. Mesure des valeurs 🔗
Dans un but de simplification, nous supposons que l’or est la marchandise qui remplit les fonctions de monnaie.
La première fonction de l’or consiste à fournir à l’ensemble des marchandises la matière dans laquelle elles expriment leurs valeurs comme grandeurs de la même dénomination, de qualité égale et comparables sous le rapport de la quantité. Il fonctionne donc comme mesure universelle des valeurs. C’est en vertu de cette fonction que l’or, la marchandise équivalent, devient monnaie.
Ce n’est pas la monnaie qui rend les marchandises commensurables : au contraire. C’est parce que les marchandises en tant que valeurs sont du travail matérialisé, et par suite commensurables entre elles, qu’elles peuvent mesurer toutes ensemble leurs valeurs dans une marchandise spéciale, et transformer cette dernière en monnaie, c’est‑à‑dire en faire leur mesure commune. Mais la mesure des valeurs par la monnaie est la forme que doit nécessairement revêtir leur mesure immanente, la durée de travail52.
L’expression de valeur d’une marchandise en or : x marchandise A = y marchandise monnaie, est sa forme monnaie ou son prix. Une équation isolée telle que : 1 tonne de fer = 2 onces d’or, suffit maintenant pour exposer la valeur du fer d’une manière socialement valide. Une équation de ce genre n’a plus besoin de figurer comme anneau dans la série des équations de toutes les autres marchandises, parce que la marchandise équivalent, l’or, possède déjà le caractère monnaie. La forme générale de la valeur relative des marchandises a donc maintenant regagné son aspect primitif, sa forme simple.
La marchandise monnaie de son côté n’a point de prix. Pour qu’elle pût prendre part à cette forme de la valeur relative, qui est commune à toutes les autres marchandises, il faudrait qu’elle pût se servir à elle-même d’équivalent. Au contraire la forme où la valeur d’une marchandise était exprimée dans une série interminable d’équations, devient pour l’argent la forme exclusive de sa valeur relative. Mais cette série est maintenant déjà donnée dans les prix des marchandises. Il suffit de lire à rebours la cote d’un prix courant pour trouver la quantité de valeur de l’argent dans toutes les marchandises possibles.
Le prix ou la forme monnaie des marchandises est comme la forme valeur en général distincte de leur corps ou de leur forme naturelle, quelque chose d’idéal. La valeur du fer, de la toile, du froment, etc., réside dans ces choses mêmes, quoique invisiblement. Elle est représentée par leur égalité avec l’or, par un rapport avec ce métal, qui n’existe, pour ainsi dire, que dans la tête des marchandises. L’échangiste est donc obligé soit de leur prêter sa propre langue soit de leur attacher des inscriptions sur du papier pour annoncer leur prix au monde extérieur53.
L’expression de la valeur des marchandises en or étant tout simplement idéale, il n’est besoin pour cette opération que d’un or idéal ou qui n’existe que dans l’imagination.
Il n’y a pas épicier qui ne sache fort bien qu’il est loin d’avoir fait de l’or avec ses marchandises quand il a donné à leur valeur la forme prix ou la forme or en imagination, et qu’il n’a pas besoin d’un grain d’or réel pour estimer en or des millions de valeurs en marchandises. Dans sa fonction de mesure des valeurs, la monnaie n’est employée que comme monnaie idéale. Cette circonstance a donné lieu aux théories les plus folles54. Mais quoique la monnaie en tant que mesure de valeur ne fonctionne qu’idéalement et que l’or employé dans ce but ne soit par conséquent que de l’or imaginé, le prix des marchandises n’en dépend pas moins complètement de la matière de la monnaie. La valeur, c’est‑à‑dire le quantum de travail humain qui est contenu, par exemple, dans une tonne de fer, est exprimée en imagination par le quantum de la marchandise monnaie qui coûte précisément autant de travail. Suivant que la mesure de valeur est empruntée à l’or, à l’argent, ou au cuivre, la valeur de la tonne de fer est exprimée en prix complètement différents les uns des autres, ou bien est représentée par des quantités différentes de cuivre, d’argent ou d’or. Si donc deux marchandises différentes, l’or et l’argent, par exemple, sont employées en même temps comme mesure de valeur, toutes les marchandises possèdent deux expressions différentes pour leur prix ; elles ont leur prix or et leur prix argent qui courent tranquillement l’un à côté de l’autre, tant que le rapport de valeur de l’argent à l’or reste immuable, tant qu’il se maintient, par exemple, dans la proportion de un à quinze. Toute altération de ce rapport de valeur altère par cela même la proportion qui existe entre les prix or et les prix argent des marchandises et démontre ainsi par le fait que la fonction de mesure des valeurs est incompatible avec sa duplication55.
Les marchandises dont le prix est déterminé, se présentent toutes sous la forme : a marchandise A = x or ; b marchandise B = z or ; c marchandise C = y or, etc., dans laquelle a, b, c, sont des quantités déterminées des espèces de marchandises A, B, C ; x, z, y, des quantités d’or déterminées également. En tant que grandeurs de la même dénomination, ou en tant que quantités différentes d’une même chose, l’or, elles se comparent et se mesurent entre elles, et ainsi se développe la nécessité technique de les rapporter à un quantum d’or fixé et déterminé comme unité de mesure. Cette unité de mesure se développe ensuite elle-même et devient étalon par sa division en parties aliquotes. Avant de devenir monnaie, l’or, l’argent, le cuivre possèdent déjà dans leurs mesures de poids des étalons de ce genre, de telle sorte que la livre, par exemple, sert d’unité de mesure, unité qui se subdivise ensuite en onces, etc., et s’additionne en quintaux et ainsi de suite56. Dans toute circulation métallique, les noms préexistants de l’étalon de poids forment ainsi les noms d’origine de l’étalon monnaie.
Comme mesure des valeurs et comme étalon des prix, l’or remplit deux fonctions entièrement différentes. Il est mesure des valeurs en tant qu’équivalent général, étalon des prix en tant que poids de métal fixe. Comme mesure de valeur il sert à transformer les valeurs des marchandises en prix, en quantités d’or imaginées. Comme étalon des prix il mesure ces quantités d’or données contre un quantum d’or fixe et subdivisé en parties aliquotes. Dans la mesure des valeurs, les marchandises expriment leur valeur propre : l’étalon des prix ne mesure au contraire que des quanta d’or contre un quantum d’or et non la valeur d’un quantum d’or contre le poids d’un autre. Pour l’étalon des prix, il faut qu’un poids d’or déterminé soit fixé comme unité de mesure. Ici comme dans toutes les déterminations de mesure entre grandeurs de même nom, la fixité de l’unité de mesure est chose d’absolue nécessité. L’étalon des prix remplit donc sa fonction d’autant mieux que l’unité de mesure et ses subdivisions sont moins sujettes au changement. De l’autre côté, l’or ne peut servir de mesure de valeur, que parce qu’il est lui‑même un produit du travail, c’est‑à‑dire une valeur variable.
Il est d’abord évident qu’un changement dans la valeur de l’or n’altère en rien sa fonction comme étalon des prix. Quels que soient les changements de la valeur de l’or, différentes quantités d’or restent toujours dans le même rapport les unes avec les autres. Que cette valeur tombe de cent pour cent, douze onces d’or vaudront après comme avant douze fois plus qu’une once, et dans les prix il ne s’agit que du rapport de diverses quantités d’or entre elles. Dun autre côté, attendu qu’une once d’or ne change pas le moins du monde de poids par suite de la hausse ou de la baisse de sa valeur, le poids de ses parties aliquotes ne change pas davantage ; il en résulte que l’or comme étalon fixe des prix, rend toujours le même service de quelque façon que sa valeur change.
Le changement de valeur de l’or ne met pas non plus obstacle à sa fonction comme mesure de valeur. Ce changement atteint toutes les marchandises à la fois et laisse par conséquent, cœteris paribus, leurs quantités relatives de valeur réciproquement dans le même état57.
Dans l’estimation en or des marchandises, on suppose seulement que la production d’un quantum déterminé d’or coûte, à une époque donnée, un quantum donné de travail. Quant aux fluctuations des prix des marchandises, elles sont réglées par les lois de la valeur relative simple développées plus haut.
Une hausse générale des prix des marchandises exprime une hausse de leurs valeurs, si la valeur de l’argent reste constante, et une baisse de la valeur de l’argent si les valeurs des marchandises ne varient pas. Inversement, une baisse générale des prix des marchandises exprime une baisse de leurs valeurs si la valeur de l’argent reste constante et une hausse de la valeur de l’argent si les valeurs des marchandises restent les mêmes. Il ne s’ensuit pas le moins du monde qu’une hausse de la valeur de l’argent entraîne une baisse proportionnelle des prix des marchandises et une baisse de la valeur de l’argent une hausse proportionnelle des prix des marchandises. Cela n’a lieu que pour des marchandises de valeur immuable. Les marchandises, par exemple, dont la valeur monte et baisse en même temps et dans la même mesure que la valeur de l’argent, conservent les mêmes prix. Si la hausse ou la baisse de leur valeur s’opère plus lentement ou plus rapidement que celles de la valeur de l’argent, le degré de hausse ou de baisse de leur prix dépend de la différence entre la fluctuation de leur propre valeur et celle de l’argent, etc.
Revenons à l’examen de la forme prix.
On va vu que l’étalon en usage pour les poids des métaux sert aussi avec son nom et ses subdivisions comme étalon des prix. Certaines circonstances historiques amènent pourtant des modifications ; ce sont notamment :
- l’introduction d’argent étranger chez des peuples moins développés, comme lorsque, par exemple, des monnaies d’or et d’argent circulaient dans l’ancienne Rome comme marchandises étrangères. Les noms de cette monnaie étrangère diffèrent des noms de poids indigènes ;
- le développement de la richesse qui remplace dans sa fonction de mesure des valeurs le métal le moins précieux par celui qui l’est davantage, le cuivre par l’argent et ce dernier par l’or, bien que cette succession contredise la chronologie poétique. Le mot livre était, par exemple, le nom de monnaie employé pour une véritable livre d’argent. Dès que l’or. remplace l’argent comme mesure de valeur, le même nom s’attache peut‑être à un quinzième de livre d’or suivant la valeur proportionnelle de l’or et de l’argent. Livre comme nom de monnaie et livre comme nom ordinaire de poids d’or, sont maintenant distincts58;
- la falsification de l’argent par les rois et roitelets prolongée pendant des siècles, falsification qui du poids primitif des monnaies d’argent n’a en fait conservé que le nom59.
La séparation entre le nom monétaire et le nom ordinaire des poids de métal est devenue une habitude populaire par suite de ces évolutions historiques. L’étalon de la monnaie étant d’un côté purement conventionnel et de l’autre ayant besoin de validité sociale, c’est la loi qui le règle en dernier lieu. Une partie de poids déterminée du métal précieux, une once d’or, par exemple, est divisée officiellement en parties aliquotes qui reçoivent des noms de baptême légaux tels que livre, écu, etc. Une partie aliquote de ce genre employée alors comme unité de mesure proprement dite, est à son tour subdivisée en d’autres parties ayant chacune leur nom légal. Shilling, Penny, etc60. Après comme avant ce sont des poids déterminés de métal qui restent étalons de la monnaie métallique. Il n’y a de changé que la subdivision et la nomenclature.
Les prix ou les quanta d’or, en lesquels sont transformées idéalement les marchandises, sont maintenant exprimés par les noms monétaires de l’étalon d’or. Ainsi, au lieu de dire, le quart de froment est égal à une once d’or, on dirait en Angleterre : il est égal à trois livres sterling dix‑sept shillings dix pence et demi. Les marchandises se disent dans leurs noms d’argent ce qu’elles valent, et la monnaie sert comme monnaie de compte toutes les fois qu’il s’agit de fixer une chose comme valeur, et par conséquent sous forme monnaie61.
Le nom d’une chose est complètement étranger à sa nature. Je ne sais rien d’un homme quand je sais qu’il s’appelle Jacques. De même, dans les noms d’argent : livre, thaler, franc, ducat, etc., disparaît toute trace du rapport de valeur. L’embarras et la confusion causés par le sens que l’on croit caché sous ces signes cabalistiques sont d’autant plus grands que les noms monétaires expriment en même temps la valeur des marchandises et des parties aliquotes d’un poids d’or62. D’un autre côté, il est nécessaire que la valeur, pour se distinguer des corps variés des marchandises, revête cette forme bizarre, mais purement sociale63.
Le prix est le nom monétaire du travail réalisé dans la marchandise. L’équivalence de la marchandise et de la somme d’argent, exprimée dans son prix, est donc une tautologie64, comme en général l’expression relative de valeur d’une marchandise est toujours l’expression de l’équivalence de deux marchandises. Mais si le prix comme exposant de la grandeur de valeur de la marchandise est l’exposant de son rapport d’échange avec la monnaie, il ne s’ensuit pas inversement que l’exposant de son rapport d’échange avec la monnaie soit nécessairement l’exposant de sa grandeur de valeur. Supposons qu’un quart de froment se produise dans le même temps de travail que deux onces d’or, et que deux livres sterling soient le nom de deux onces d’or. Deux livres sterling sont alors l’expression monnaie de la valeur du quart de froment, ou son prix. Si maintenant les circonstances permettent d’estimer le quart de froment à trois livres sterling, ou forcent de l’abaisser à une livre sterling, dès lors une livre sterling et trois livres sterling sont des expressions qui diminuent ou exagèrent la valeur du froment, mais elles restent néanmoins ses prix, car premièrement elles sont sa forme monnaie et secondement elles sont les exposants de son rapport d’échange avec la monnaie. Les conditions de production ou la force productive du travail demeurant constantes, la reproduction du quart de froment exige après comme avant la même dépense en travail. Cette circonstance ne dépend ni de la volonté du producteur de froment ni de celle des possesseurs des autres marchandises. La grandeur de valeur exprime donc un rapport de production, le lien intime qu’il y a entre un article quelconque et la portion du travail social qu’il faut pour lui donner naissance. Dès que la valeur se transforme en prix, ce rapport nécessaire apparaît comme rapport d’échange d’une marchandise usuelle avec la marchandise monnaie qui existe en dehors d’elle. Mais le rapport d’échange peut exprimer ou la valeur même de la marchandise, ou le plus ou le moins que son aliénation, dans des circonstances données, rapporte accidentellement. Il est donc possible qu’il y ait un écart, une différence quantitative entre le prix d’une marchandise et sa grandeur de valeur, et cette possibilité gît dans la forme prix elle‑même. C’est une ambiguïté, qui au lieu de constituer un défaut, est au contraire, une des beautés de cette forme, parce qu’elle l’adapte à un système de production où la règle ne fait loi que par le jeu aveugle des irrégularités qui, en moyenne, se compensent, se paralysent et se détruisent mutuellement.
La forme prix n’admet pas seulement la possibilité d’une divergence quantitative entre le prix et la grandeur de valeur, c’est‑à-dire entre cette dernière et sa propre expression monnaie, mais encore elle peut cacher une contradiction absolue, de sorte que le prix cesse tout à fait d’exprimer de la valeur, quoique l’argent ne soit que la forme valeur des marchandises. Des choses qui, par elles‑mêmes, ne sont point des marchandises, telles que, par exemple, l’honneur, la conscience, etc., peuvent devenir vénales et acquérir ainsi par le prix qu’on leur donne la forme marchandise. Une chose peut donc avoir un prix formellement sans avoir une valeur. Le prix devient ici une expression imaginaire comme certaines grandeurs en mathématiques. D’un autre côté, la forme prix imaginaire, comme par exemple le prix du sol non cultivé, qui n’a aucune valeur, parce qu’aucun travail humain n’est réalisé en lui, peut cependant cacher des rapports de valeur réels, quoique indirects.
De même que la forme valeur relative en général, le prix exprime la valeur d’une marchandise, par exemple, d’une tonne de fer, de cette façon qu’une certaine quantité de l’équivalent, une once d’or, si l’on veut, est immédiatement échangeable avec le fer, tandis que l’inverse n’a pas lieu ; le fer, de son côté, n’est pas immédiatement échangeable avec l’or.
Dans le prix, c’est‑à‑dire dans le nom monétaire des marchandises, leur équivalence avec l’or est anticipée, mais n’est pas encore un fait accompli. Pour avoir pratiquement l’effet d’une valeur d’échange, la marchandise doit se débarrasser de son corps naturel et se convertir d’or simplement imaginé en or réel, bien que cette transsubstantiation puisse lui coûter plus de peine qu’à « l’Idée » hégélienne son passage de la nécessité à la liberté, au crabe la rupture de son écaille, au Père de l’église Jérôme, le dépouillement du vieil Adam65. A côté de son apparence réelle, celle de fer, par exemple, la marchandise peut posséder dans son prix une apparence idéale ou une‑apparence d’or imaginé ; mais elle ne peut être en même temps fer réel et or réel. Pour lui donner un prix, il suffit de la déclarer égale à de l’or purement idéal ; mais il faut la remplacer par de l’or réel, pour qu’elle rende à celui qui la possède le service d’équivalent général. Si le possesseur du fer, s’adressant au possesseur d’un élégant article de Paris, lui faisait valoir le prix du fer sous prétexte qu’il est forme argent, il en recevrait la réponse que saint Pierre dans le paradis adresse à Dante qui venait de lui réciter les formules de la foi :
« Assai bene è trascorsa
Desta moneta già la lega e'l peso,
Ma dimmi se tu l’hai nella tua borsa66. »
La forme prix renferme en elle‑même l’aliénabilité des marchandises contre la monnaie et la nécessité de cette aliénation. D’autre part, l’or ne fonctionne comme mesure de valeur idéale que parce qu’il se trouve déjà sur le marché à titre de marchandise monnaie. Sous son aspect tout idéal de mesure des valeurs se tient donc déjà aux aguets l’argent réel, les espèces sonnantes.
1.1.3.2. Moyen de circulation 🔗
1.1.3.2.1. La métamorphose des marchandises. 🔗
L’échange des marchandises ne peut, comme on l’a vu, s’effectuer qu’en remplissant des conditions contradictoires, exclusives les unes des autres. Son développement qui fait apparaître la marchandise comme chose à double face, valeur d’usage et valeur d’échange, ne fait pas disparaître ces contradictions, mais crée la forme dans laquelle elles peuvent se mouvoir. C’est d’ailleurs la seule méthode pour résoudre des contradictions réelles. C’est par exemple une contradiction qu’un corps tombe constamment sur un autre et cependant le fuie constamment. L’ellipse est une des formes de mouvement par lesquelles cette contradiction se réalise et se résout à la fois.
L’échange fait passer les marchandises des mains dans lesquelles elles sont des non‑valeurs d’usage aux mains dans lesquelles elles servent de valeurs d’usage. Le produit d’un travail utile remplace le produit d’un autre travail utile. C’est la circulation sociale des matières. Une fois arrivée au lieu où elle sert de valeur d’usage, la marchandise tombe de la sphère des échanges dans la sphère de consommation. Mais cette circulation matérielle ne s’accomplit que par une série de changements de forme ou une métamorphose de la marchandise que nous avons maintenant à étudier.
Ce côté morphologique du mouvement est un peu difficile à saisir, puisque tout changement de forme d’une marchandise s’effectue par l’échange de deux marchandises. Une marchandise dépouille, par exemple, sa forme usuelle pour revêtir sa forme monnaie. Comment cela arrive‑t‑il ? Par son échange avec l’or. Simple échange de deux marchandises, voilà le fait palpable ; mais il faut y regarder de plus près.
L’or occupe un pôle, tous les articles utiles le pôle opposé.
Des deux côtés, il y a marchandise, unité de valeur d’usage et de valeur d’échange. Mais cette unité de contraires se représente inversement aux deux extrêmes. La forme usuelle de la marchandise en est la forme réelle, tandis que sa valeur d’échange n’est exprimée qu’idéalement, en or imaginé, par son prix. La forme naturelle, métallique de l’or est au contraire sa forme d’échangeabilité générale, sa forme valeur, tandis que sa valeur d’usage n’est exprimée qu’idéalement dans la série des marchandises qui figurent comme ses équivalents. Or, quand une marchandise s’échange contre de l’or, elle change du même coup sa forme usuelle en forme valeur. Quand l’or s’échange contre une marchandise, il change de même sa forme valeur en forme usuelle.
Après ces remarques préliminaires, transportons‑nous maintenant sur le théâtre de l’action ‑ le marché. Nous y accompagnons un échangiste quelconque, notre vieille connaissance le tisserand, par exemple. Sa marchandise, vingt mètres de toile, a un prix déterminé, soit de deux livres sterling. Il l’échange contre deux livres sterling, et puis, en homme de vieille roche qu’il est, échange les deux livres sterling contre une bible d’un prix égal. La toile qui, pour lui, n’est que marchandise, porte‑valeur, est aliénée contre l’or, et cette figure de sa valeur est aliénée de nouveau contre une autre marchandise, la bible. Mais celle-ci entre dans la maisonnette du tisserand pour y servir de valeur d’usage et y porter réconfort à des âmes modestes.
L’échange ne s’accomplit donc pas sans donner lieu à deux métamorphoses opposées et qui se complètent l’une l’autre transformation de la marchandise en argent et sa retransformation d’argent en marchandise67. ‑ Ces deux métamorphoses de la marchandise présentent à la fois, au point de vue de son possesseur, deux actes ‑ vente, échange de la marchandise contre l’argent ; ‑ achat, échange de l’argent contre la marchandise ‑ et l’ensemble de ces deux actes : vendre pour acheter.
Ce qui résulte pour le tisserand de cette affaire, c’est qu’il possède maintenant une bible et non de la toile, à la place de sa première marchandise une autre d’une valeur égale, mais d’une utilité différente. Il se procure de la même manière ses autres moyens de subsistance et de production. De son point de vue, ce mouvement de vente et d’achat ne fait en dernier lieu que remplacer une marchandise par une autre ou qu’échanger des produits.
L’échange de la marchandise implique donc les changements de forme que voici :
Marchandise – Argent – Marchandise
M – A – M
Considéré sous son aspect purement matériel, le mouvement aboutit à M ‑ M, échange de marchandise contre marchandise, permutation de matières du travail social. Tel est le résultat dans lequel vient s’éteindre le phénomène.
Nous aurons maintenant à examiner à part chacune des deux métamorphoses successives que la marchandise doit traverser.
M. ‑ A. Première métamorphose de la marchandise ou vente. La valeur de la marchandise saute de son propre corps dans celui de l’or. C’est son saut périlleux. S’il manque, elle ne s’en portera pas plus mal, mais son possesseur sera frustré. Tout en multipliant ses besoins, la division sociale du travail a du même coup rétréci sa capacité productive. C’est précisément pourquoi son produit ne lui sert que de valeur d’échange ou d’équivalent général. Toutefois, il n’acquiert cette forme qu’en se convertissant en argent et l’argent se trouve dans la poche d’autrui. Pour le tirer de là, il faut avant tout que la marchandise soit valeur d’usage pour l’acheteur, que le travail dépensé en elle l’ait été sous une forme socialement utile ou qu’il soit légitimé comme branche de la division sociale du travail. Mais la division du travail crée un organisme de production spontané dont les fils ont été tissés et se tissent encore à l’insu des producteurs échangistes. Il se peut que la marchandise provienne d’un nouveau genre de travail destiné à satisfaire ou même à provoquer des besoins nouveaux. Entrelacé, hier encore, dans les nombreuses fonctions dont se compose un seul métier, un travail parcellaire peut aujourd’hui se détacher de cet ensemble, s’isoler et envoyer au marché son produit partiel à titre de marchandise complète sans que rien garantisse que les circonstances soient mûres pour ce fractionnement.
Un produit satisfait aujourd’hui un besoin social ; demain, il sera peut-être remplacé en tout ou en partie par un produit rival. Lors même que le travail, comme celui de notre tisserand, est un membre patenté de la division sociale du travail, la valeur d’usage de ses vingt mètres de toile n’est pas pour cela précisément garantie. Si le besoin de toile dans la société, et ce besoin a sa mesure comme toute autre chose, est déjà rassasié par des tisserands rivaux, le produit de notre ami devient superflu et conséquemment inutile. Supposons cependant que la valeur utile de son produit soit constatée et que l’argent soit attiré par la marchandise. Combien d’argent ? Telle est maintenant la question. Il est vrai que la réponse se trouve déjà par anticipation dans le prix de la marchandise, l’exposant de sa grandeur de valeur. Nous faisons abstraction du côté faible du vendeur, de fautes de calcul plus ou moins intentionnelles, lesquelles sont sans pitié corrigées sur le marché. Supposons qu’il n’ait dépensé que le temps socialement nécessaire pour faire son produit. Le prix de sa marchandise n’est donc que le nom monétaire du quantum de travail qu’exige en moyenne tout article de la même sorte. Mais à l’insu et sans la permission de notre tisserand, les vieux procédés employés pour le tissage ont été mis sens dessus-dessous ; le temps de travail socialement nécessaire hier pour la production d’un mètre de toile ne l’est plus aujourd’hui ; comme l’homme aux écus s’empresse de le lui démontrer par le tarif de ses concurrents. Pour son malheur, il y a beaucoup de tisserands au monde.
Supposons enfin que chaque morceau de toile qui se trouve sur le marché n’ait coûté que le temps de travail socialement nécessaire. Néanmoins, la somme totale de ces morceaux peut représenter du travail dépensé en pure perte. Si l’estomac du marché ne peut pas absorber toute la toile au prix normal de deux shillings par mètre, cela prouve qu’une trop grande partie du travail social a été dépensée sous forme de tissage. L’effet est le même que si chaque tisserand en particulier avait employé pour son produit individuel plus que le travail nécessaire socialement. C’est le cas de dire ici, selon le proverbe allemand : « Pris ensemble, ensemble pendus. » Toute la toile sur le marché ne constitue qu’un seul article de commerce dont chaque morceau n’est qu’une partie aliquote.
Comme on le voit, la marchandise aime l’argent, mais « the course of true love runs never smooth68 ». L’organisme social de production, dont les membres disjoints ‑ membra disjecta ‑ naissent de la division du travail, porte l’empreinte de la spontanéité et du hasard, que l’on considère ou les fonctions mêmes de ses membres ou leurs rapports de proportionnalité. Aussi nos échangistes découvrent‑ils que la même division du travail, qui fait d’eux des producteurs privés indépendants, rend la marche de la production sociale, et les rapports qu’elle crée, complètement indépendants de leurs volontés, de sorte que l’indépendance des personnes les unes vis‑à‑vis des autres trouve son complément obligé en un système de dépendance réciproque, imposée par les choses.
La division du travail transforme le produit du travail en marchandise, et nécessite par cela même sa transformation en argent. Elle rend en même temps la réussite de cette transsubstantiation accidentelle. Ici cependant nous avons à considérer le phénomène dans son intégrité, et nous devons donc supposer que sa marche est normale. Du reste, si la marchandise n’est pas absolument invendable, son changement de forme a toujours lieu quel que soit son prix de vente.
Ainsi, le phénomène qui, dans l’échange, saute aux yeux, c’est que marchandise et or, vingt mètres de toile par exemple, et deux livres sterling, changent de main ou de place. Mais avec quoi s’échange la marchandise ? Avec sa forme de valeur d’échange ou d’équivalent général. Et avec quoi l’or ? Avec une forme particulière de sa valeur d’usage. Pourquoi l’or se présente‑t‑il comme monnaie à la toile ? Parce que le nom monétaire de la toile, son prix de deux livres sterling, la rapporte déjà à l’or en tant que monnaie. La marchandise se dépouille de sa forme primitive en s’aliénant, c’est‑à‑dire au moment où sa valeur d’usage attire réellement l’or qui n’est que représenté dans son prix.
La réalisation du prix ou de la forme valeur purement idéale de la marchandise est en même temps la réalisation inverse de la valeur d’usage purement idéale de la monnaie. La transformation de la marchandise en argent est la transformation simultanée de l’argent en marchandise. La même et unique transaction est bipolaire ; vue de l’un des pôles, celui du possesseur de marchandise, elle est vente ; vue du pôle opposé, celui du possesseur d’or, elle est achat. Ou bien vente est achat, M.‑A. est en même temps A.‑M.69.
Jusqu’ici nous ne connaissons d’autre rapport économique entre les hommes que celui d’échangistes, rapport dans lequel ils ne s’approprient le produit d’un travail étranger qu’en livrant. le leur. Si donc l’un des échangistes se présente à l’autre comme possesseur de monnaie, il faut de deux choses l’une : Ou le produit de son travail possède par nature la forme monnaie, c’est-à‑dire que son produit à lui est or, argent, etc., en un mot, matière de la monnaie ; ou sa marchandise a déjà changé de peau, elle a été vendue, et par cela même elle a dépouillé sa forme primitive. Pour fonctionner en qualité de monnaie, l’or doit naturellement se présenter sur le marché en un point quelconque. Il entre dans le marché à la source même de sa production, c’est‑à‑dire là où il se troque comme produit immédiat du travail contre un autre produit de même valeur.
Mais à partir de cet instant, il représente toujours un prix de marchandise réalisé70. Indépendamment du troc de l’or contre des marchandises, à sa source de production, l’or est entre les mains de chaque producteur‑échangiste le produit d’une vente ou de la première métamorphose de sa marchandise, M.‑A.71. L’or est devenu monnaie idéale ou mesure des valeurs, parce que les marchandises exprimaient leurs valeurs en lui et en faisaient ainsi leur figure valeur imaginée, opposée à leurs formes naturelles de produits utiles. Il devient monnaie réelle par l’aliénation universelle des marchandises. Ce mouvement les convertit toutes en or, et fait par cela même de l’or leur figure métamorphosée, non plus en imagination, mais en réalité. La dernière trace de leurs formes usuelles et des travaux concrets dont elles tirent leur origine ayant ainsi disparu, il ne reste plus que des échantillons uniformes et indistincts du même travail social. A voir une pièce de monnaie on ne saurait dire quel article a été converti en elle. La monnaie peut donc être de la boue, quoique la boue ne soit pas monnaie.
Supposons maintenant que les deux pièces d’or contre lesquelles notre tisserand a aliéné sa marchandise proviennent de la métamorphose d’un quart de froment. La vente de la toile, M.‑A. est en même temps son achat, A‑M En tant que la toile est vendue, cette marchandise commence un mouvement qui finit par son contraire, l’achat de la bible ; en tant que la toile est achetée, elle finit un mouvement qui a commencé par son contraire, la vente du froment. M.‑A. (toile‑argent), cette première phase de M.‑A.‑M. (toile‑argent‑bible), est en même temps A.‑M. (argent‑toile), la dernière phase d’un autre mouvement M.‑A.‑M. (froment‑argent‑toile). La première métamorphose d’une marchandise, son passage de la forme marchandise à la forme argent est toujours seconde métamorphose tout opposée d’une autre marchandise, son retour de la forme argent à la forme marchandise72.
A.‑M. Métamorphose deuxième et finale. ‑ Achat. L’argent est la marchandise qui a pour caractère l’aliénabilité absolue, parce qu’il est le produit de l’aliénation universelle de toutes les autres marchandises. Il lit tous les prix à rebours et se mire ainsi dans les corps de tous les produits, comme dans la matière qui se donne à lui pour qu’il devienne valeur d’usage lui‑même. En même temps, les prix, qui sont pour ainsi dire les œillades amoureuses que lui lancent les marchandises, indiquent la limite de sa faculté de conversion, c’est‑à‑dire sa propre quantité. La marchandise disparaissant dans l’acte de sa conversion en argent, l’argent dont dispose un particulier ne laisse entrevoir ni comment il est tombé sous sa main ni quelle chose a été transformée en lui. Impossible de sentir, non olet, d’où il tire son origine. Si d’un côté, il représente des marchandises vendues, il représente de l’autre des marchandises à acheter73.
A.‑M., l’achat, est en même temps vente, M.‑A., la dernière métamorphose d’une marchandise, la première d’une autre. Pour notre tisserand, la carrière de sa marchandise se termine à la bible, en laquelle il a converti ses deux livres sterling. Mais le vendeur de la bible dépense cette somme en eau‑de-vie.
A.‑M., la dernière phase de M.‑A.‑M. (toile‑argent‑bible) est en même temps M.‑A., la première phase de M.-A.-M. (bible‑argent‑eau‑de‑vie).
La division sociale du travail restreint chaque producteur-échangiste à la confection d’un article spécial qu’il vend souvent en gros. De l’autre côté, ses besoins divers et toujours renaissants le forcent d’employer l’argent ainsi obtenu à des achats plus ou moins nombreux. Une seule vente devient le point de départ d’achats divers. La métamorphose finale d’une marchandise forme ainsi une somme de métamorphoses premières d’autres marchandises.
Examinons maintenant la métamorphose complète, l’ensemble des deux mouvements M.‑A. et A.‑M. Ils s’accomplissent par deux transactions inverses de l’échangiste, la vente et l’achat, qui lui impriment le double caractère de vendeur et d’acheteur. De même que dans chaque changement de forme de la marchandise, ses deux formes, marchandise et argent, existent simultanément, quoique à des pôles opposés, de même dans chaque transaction de vente et d’achat les deux formes de l’échangiste, vendeur et acheteur, se font face. De même qu’une marchandise, la toile par exemple, subit alternativement deux transformations inverses, de marchandise devient argent et d’argent marchandise, de même son possesseur joue alternativement sur le marché les rôles de vendeur et d’acheteur. Ces caractères, au lieu d’être des attributs fixes, passent donc tour à tour d’un échangiste à l’autre.
La métamorphose complète d’une marchandise suppose dans sa forme la plus simple quatre termes. Marchandise et argent, possesseur de marchandise et possesseur d’argent, voilà les deux extrêmes qui se font face deux fois. Cependant un des échangistes intervient d’abord dans son rôle de vendeur, possesseur de marchandise, et ensuite dans son rôle d’acheteur, possesseur d’argent. Il n’y a donc que trois persona, dramatis74. Comme terme final de la première métamorphose, l’argent est en même temps le point de départ de la seconde. De même, le vendeur du premier acte devient l’acheteur dans le second, où un troisième possesseur de marchandise se présente à lui comme vendeur.
Les deux mouvements inverses de la métamorphose d’une marchandise décrivent un cercle : forme marchandise, effacement de cette forme dans l’argent, retour à la forme marchandise.
Ce cercle commence et finit par la forme marchandise. Au point de départ, elle s’attache à un produit qui est non‑valeur d’usage pour son possesseur, au point de retour à un autre produit qui lui sert de valeur d’usage. Remarquons encore que l’argent aussi joue là un double rôle. Dans la première métamorphose, il se pose en face de la marchandise, comme la figure de sa valeur qui possède ailleurs, dans la poche d’autrui, une réalité dure et sonnante. Dès que la marchandise est changée en chrysalide d’argent, l’argent cesse d’être un cristal solide. Il n’est plus que la forme transitoire de la marchandise, sa forme équivalente qui doit s’évanouir et se convertir en valeur d’usage.
Les deux métamorphoses qui constituent le mouvement circulaire d’une marchandise forment simultanément des métamorphoses partielles et inverses de deux autres marchandises.
La première métamorphose de la toile, par exemple (toile-argent), est la seconde et dernière métamorphose du froment (froment‑argent‑toile). La dernière métamorphose de la toile (argent‑bible) est la première métamorphose de, bible (bible-argent). Le cercle que forme la série des métamorphoses de chaque marchandise s’engrène ainsi dans les cercles que forment les autres. L’ensemble de tous ces cercles constitue la circulation des marchandises.
La circulation des marchandises se distingue essentiellement de l’échange immédiat des produits. Pour s’en convaincre, il suffit de jeter un coup d’œil sur ce qui s’est passé. Le tisserand a bien échangé sa toile contre une bible, sa propre marchandise contre une autre ; mais ce phénomène n’est vrai que pour lui. Le vendeur de bibles, qui préfère le chaud au froid, ne pensait point échanger sa bible contre de la toile ; le tisserand n’a peut-être pas le moindre soupçon que c’était du froment qui s’est échangé contre sa toile, etc.
La marchandise de B est substituée à la marchandise de A ; mais A et B n’échangent point leurs marchandises réciproquement. Il se peut bien que A et B achètent l’un de l’autre ; mais c’est un cas particulier, et point du tout un rapport nécessairement donné par les conditions générales de la circulation. La circulation élargit au contraire la sphère de la permutation matérielle du travail social, en émancipant les producteurs des limites locales et individuelles, inséparables de l’échange immédiat de leurs produits. De l’autre côté, ce développement même donne lieu à un ensemble de rapports sociaux, indépendants des agents de la circulation, et qui échappent à leur contrôle. Par exemple, si le tisserand peut vendre sa toile, c’est que le paysan a vendu du froment ; si Pritchard vend sa bible, c’est que le tisserand a vendu sa toile ; le distillateur ne vend son eau brûlée que parce que l’autre a déjà vendu l’eau de la vie éternelle, et ainsi de suite.
La circulation ne s’éteint pas non plus, comme l’échange immédiat, dans le changement de place ou de main des produits. L’argent ne disparaît point, bien qu’il s’élimine à la fin de chaque série de métamorphoses d’une marchandise. Il se précipite toujours sur le point de la circulation qui a été évacué par la marchandise. Dans la métamorphose complète de la toile par exemple, toile‑argent‑bible, c’est la toile qui sort la première de la circulation. L’argent la remplace. La bible sort après elle ; l’argent la remplace encore, et ainsi de suite. Or, quand la marchandise d’un échangiste remplace celle d’un autre, l’argent reste toujours aux doigts d’un troisième. La circulation sue l’argent par tous les pores.
Rien de plus niais que le dogme d’après lequel la circulation implique nécessairement l’équilibre des achats et des ventes, vu que toute vente est achat, et réciproquement. Si cela veut dire que le nombre des ventes réellement effectuées est égal au même nombre d’achats, ce n’est qu’une plate tautologie. Mais ce qu’on prétend prouver, c’est que le vendeur amène au marché son propre acheteur. Vente et achat sont un acte identique comme rapport réciproque de deux personnes polariquement opposées, du possesseur de la marchandise et du possesseur de l’argent. Ils forment deux actes polariquement opposés comme actions de la même personne. L’identité de vente et d’achat entraîne donc comme conséquence que la marchandise devient inutile, si, une fois jetée dans la cornue alchimique de la circulation, elle n’en sort pas argent. Si l’un n’achète pas, l’autre ne peut vendre. Cette identité suppose de plus que le succès de la transaction forme un point d’arrêt, un intermède dans la vie de la marchandise, intermède qui peut durer plus ou moins longtemps. La première métamorphose d’une marchandise étant à la fois vente et achat, est par cela même séparable de sa métamorphose complémentaire. L’acheteur a la marchandise, le vendeur a l’argent, c’est‑à‑dire une marchandise douée d’une forme qui la rend toujours la bienvenue au marché, à quelque moment qu’elle y réapparaisse. Personne ne peut vendre sans qu’un autre achète ; mais personne n’a besoin d’acheter immédiatement, parce qu’il a vendu.
La circulation fait sauter les barrières par lesquelles le temps, l’espace et les relations d’individu à individu rétrécissent le troc des produits. Mais comment ? Dans le commerce en troc, personne ne peut aliéner son produit sans que simultanément une autre personne aliène le sien. L’identité immédiate de ces deux actes, la circulation la scinde en y introduisant l’antithèse de la vente et de l’achat. Après avoir vendu, je ne suis forcé d’acheter ni au même lieu, ni au même temps, ni de la même personne à laquelle j’ai vendu. Il est vrai que l’achat est le complément obligé de la vente, mais il n’est pas moins vrai que leur unité est l’unité de contraires. Si la séparation des deux phases complémentaires l’une de l’autre de la métamorphose des marchandises se prolonge, si la scission entre la vente et l’achat s’accentue, leur liaison intime s’affirme par une crise. ‑ Les contradictions que recèle la marchandise, de valeur usuelle et valeur échangeable, de travail privé qui doit à la fois se représenter comme travail social, de travail concret qui ne vaut que comme travail abstrait ; ces contradictions immanentes à la nature de la marchandise acquièrent dans la circulation leurs formes de mouvement. Ces formes impliquent la possibilité, mais aussi seulement la possibilité des crises. Pour que cette possibilité devienne réalité, il faut tout un ensemble de circonstances qui, au point de vue de la circulation simple des marchandises, n’existent pas encore75.
1.1.3.2.2. Cours de la monnaie. 🔗
Le mouvement M‑A‑M, ou la métamorphose complète d’une marchandise, est circulatoire en ce sens qu’une même valeur, après avoir subi des changements de forme, revient à sa forme première, celle de marchandise. Sa forme argent disparaît au contraire dès que le cours de sa circulation est achevé. Elle n’en a pas encore dépassé la première moitié, tant qu’elle est retenue sous cette forme d’équivalent par son vendeur. Dès qu’il complète la vente par l’achat, l’argent lui glisse aussi des mains. Le mouvement imprimé à l’argent par la circulation des marchandises n’est donc pas circulatoire. Elle l’éloigne de la main de son possesseur sans jamais l’y ramener. Il est vrai que si le tisserand, après avoir vendu vingt mètres de toile et puis acheté la bible, vend de nouveau de la toile, l’argent lui reviendra. Mais il ne proviendra point de la circulation des vingt premiers mètres de toile. Son retour exige le renouvellement ou la répétition du même mouvement circulatoire pour une marchandise nouvelle et se termine par le même résultat qu’auparavant. Le mouvement que la circulation des marchandises imprime à l’argent l’éloigne donc constamment de son point de départ, pour le faire passer sans relâche d’une main à l’autre : c’est ce que l’on a nommé le cours de la monnaie (currency).
Le cours de la monnaie, c’est la répétition constante et monotone du même mouvement. La marchandise est toujours du côté du vendeur, l’argent toujours du côté de l’acheteur, comme moyen d’achat. A ce titre sa fonction est de réaliser le prix des marchandises. En réalisant leurs prix, il les fait passer du vendeur à l’acheteur, tandis qu’il passe lui-même de ce dernier au premier, pour recommencer la même marche avec une autre marchandise.
A première vue ce mouvement unilatéral de la monnaie ne paraît pas provenir du mouvement bilatéral de la marchandise.
La circulation même engendre l’apparence contraire. Il est vrai que dans la première métamorphose, le mouvement de la marchandise est aussi apparent que celui de la monnaie avec laquelle elle change de place, mais sa deuxième métamorphose se fait sans qu’elle y apparaisse. Quand elle commence ce mouvement complémentaire de sa circulation, elle a déjà dépouillé son corps naturel et revêtu sa larve d’or. La continuité du mouvement échoit ainsi à la monnaie seule. C’est la monnaie qui paraît faire circuler des marchandises immobiles par elles-mêmes et les transférer de la main où elles sont des non‑valeurs d’usage à la main où elles sont des valeurs d’usage dans une direction toujours opposée à la sienne propre. Elle éloigne constamment les marchandises de la sphère de la circulation, en se mettant constamment à leur place et en abandonnant la sienne. Quoique le mouvement de la monnaie ne soit que l’expression de la circulation des marchandises, c’est au contraire la circulation des marchandises qui semble ne résulter que du mouvement de la monnaie76.
D’un autre côté la monnaie ne fonctionne comme moyen de circulation que parce qu’elle est la forme valeur des marchandises réalisée. Son mouvement n’est donc en fait que leur propre mouvement de forme, lequel par conséquent doit se refléter et devenir palpable dans le cours de la monnaie. C’est aussi ce qui arrive. La toile, par exemple, change d’abord sa forme marchandise en sa forme monnaie. Le dernier terme de sa première métamorphose (M‑A), la forme monnaie, est le premier terme de sa dernière métamorphose, sa reconversion en marchandise usuelle, en bible (A‑M). Mais chacun de ces changements de forme s’accomplit par un échange entre marchandise et monnaie ou par leur déplacement réciproque. Les mêmes pièces d’or changent, dans le premier acte, de place avec la toile et dans le deuxième, avec la bible. Elles sont déplacées deux fois. La première métamorphose de la toile les fait entrer dans la poche du tisserand et la deuxième métamorphose les en fait sortir. Les deux changements de forme inverses, que la même marchandise subit, se reflètent donc dans le double changement de place, en direction opposée, des mêmes pièces de monnaie.
Si la marchandise ne passe que par une métamorphose partielle, par un seul mouvement qui est vente, considéré d’un pôle, et achat, considéré de l’autre, les mêmes pièces de monnaie ne changent aussi de place qu’une seule fois. Leur second changement de place exprime toujours la seconde métamorphose d’une marchandise, le retour qu’elle fait de sa forme monnaie à une forme usuelle. Dans la répétition fréquente du déplacement des mêmes pièces de monnaie ne se reflète plus seulement la série de métamorphoses d’une seule marchandise, mais encore l’engrenage de pareilles métamorphoses les unes dans les autres77.
Chaque marchandise, à son premier changement de forme, à son premier pas dans la circulation, en disparaît pour y être sans cesse remplacée par d’autres. L’argent, au contraire, en tant que moyen d’échange, habite toujours la sphère de la circulation et s’y promène sans cesse. Il s’agit maintenant de savoir quelle est la quantité de monnaie que cette sphère peut absorber.
Dans un pays il se fait chaque jour simultanément et à côté les unes des autres des ventes plus ou moins nombreuses ou des métamorphoses partielles de diverses marchandises. La valeur de ces marchandises est exprimée par leurs prix, c’est‑à‑dire en sommes d’or imaginé. La quantité de monnaie qu’exige la circulation de toutes les marchandises présentes au marché est donc déterminée par la somme totale de leurs prix. La monnaie ne fait que représenter réellement cette somme d’or déjà exprimée idéalement dans la somme des prix des marchandises. L’égalité de ces deux sommes se comprend donc d’elle-même. Nous savons cependant que si les valeurs des marchandises restent constantes, leurs prix varient avec la valeur de l’or, (de la matière monnaie), montant proportionnellement à sa baisse et descendant proportionnellement à sa hausse. De telles variations dans la somme des prix à réaliser entraînent nécessairement des changements proportionnels dans la quantité de la monnaie courante. Ces changements proviennent en dernier lieu de la monnaie elle-même, mais, bien entendu, non pas en tant qu’elle fonctionne comme instrument de circulation, mais en tant qu’elle fonctionne comme mesure de la valeur. Dans de pareils cas il y a d’abord des changements dans la valeur de la monnaie. Puis le prix des marchandises varie en raison inverse de la valeur de la monnaie, et enfin la masse de la monnaie courante varie en raison directe du prix des marchandises.
On a vu que la circulation a une porte par laquelle l’or (ou toute autre matière monnaie) entre comme marchandise. Avant de fonctionner comme mesure des valeurs, sa propre valeur est donc déterminée. Vient‑elle maintenant à changer, soit à baisser, on s’en apercevra d’abord à la source de la production du métal précieux, là où il se troque contre d’autres marchandises. Leurs prix monteront tandis que beaucoup d’autres marchandises continueront à être estimées dans la valeur passée et devenue illusoire du métal‑monnaie. Cet état de choses peut durer plus ou moins longtemps selon le degré de développement du marché universel. Peu à peu cependant une marchandise doit influer sur l’autre par son rapport de valeur avec elle ; les prix or ou argent des marchandises se mettent graduellement en équilibre avec leurs valeurs comparatives jusqu’à ce que les valeurs de toutes les marchandises soient enfin estimées d’après la valeur nouvelle du métal‑monnaie. Tout ce mouvement est accompagné d’une augmentation continue du métal précieux qui vient remplacer les marchandises troquées contre lui. A mesure donc que le tarif corrigé des prix des marchandises se généralise et qu’il y a par conséquent hausse générale des prix, le surcroît de métal qu’exige leur réalisation, se trouve aussi déjà disponible sur le marché. Une observation imparfaite des faits qui suivirent la découverte des nouvelles mines d’or et d’argent, conduisit au XVII° et notamment au XVIII° siècle, à cette conclusion erronée, que les prix des marchandises s’étaient élevés, parce qu’une plus grande quantité d’or et d’argent fonctionnait comme instrument de circulation. Dans les considérations qui suivent, la valeur de l’or est supposée donnée, comme elle l’est en effet au moment de la fixation des prix.
Cela une fois admis, la masse de l’or circulant sera donc déterminée par le prix total des marchandises à réaliser. Si le prix de chaque espèce de marchandise est donné, la somme totale des prix dépendra évidemment de la masse des marchandises en circulation. On peut comprendre sans se creuser la tête que si un quart de froment coûte deux livres sterling, cent quarts coûteront deux cents livres sterling et ainsi de suite, et qu’avec la masse du froment doit croître la quantité d’or qui, dans la vente, change de place avec lui.
La masse des marchandises étant donnée, les fluctuations de leurs prix peuvent réagir sur la masse de la monnaie circulante. Elle va monter ou baisser selon que la somme totale des prix à réaliser augmente ou diminue. Il n’est pas nécessaire pour cela que les prix de toutes les marchandises montent ou baissent simultanément. La hausse ou la baisse d’un certain nombre d’articles principaux suffit pour influer sur la somme totale des prix à réaliser. Que le changement de prix des marchandises reflète des changements de valeur réels ou provienne de simples oscillations du marché, l’effet produit sur la quantité de la monnaie circulante reste le même.
Soit un certain nombre de ventes sans lien réciproque, simultanées et par cela même s’effectuant les unes à côté des autres, ou de métamorphoses partielles, par exemple, d’un quart de froment, vingt mètres de toile, une bible, quatre fûts d’eau‑de‑vie. Si chaque article coûte deux livres sterling, la somme de leurs prix est huit livres sterling et, pour les réaliser, il faut jeter huit livres sterling dans la circulation. Ces mêmes marchandises forment‑elles au contraire la série de métamorphoses connue : 1 quart de froment ‑ 2 l. st. ‑ 20 mètres de toile ‑ 2 l. st. ‑ 1 bible ‑ 2 l. st. ‑ 4 fûts d’eau‑de‑vie ‑ 2 l. st., alors les mêmes deux livres sterling font circuler dans l’ordre indiqué ces marchandises diverses, en réalisant successivement leurs prix et s’arrêtent enfin dans la main du distillateur. Elles accomplissent ainsi quatre tours.
Le déplacement quatre fois répété des deux livres sterling résulte des métamorphoses complètes, entrelacées les unes dans les autres, du froment, de la toile et de la bible, qui finissent par la première métamorphose de l’eau‑de‑vie78. Les mouvements opposés et complémentaires les uns des autres dont se forme une telle série, ont lieu successivement et non simultanément. Il leur faut plus ou moins de temps pour s’accomplir. La vitesse du cours de la monnaie se mesure donc par le nombre de tours des mêmes pièces de monnaie dans un temps donné. Supposons que la circulation des quatre marchandises dure un jour. La somme des prix à réaliser est de huit livres sterling, le nombre de tours de chaque pièce pendant le jour : quatre, la masse de la monnaie circulante : deux livres sterling et nous aurons donc :
Somme des prix des marchandises divisée par le nombre des tours des pièces de la même dénomination dans un temps donné = Masse de la monnaie fonctionnant comme instrument de circulation.
Cette loi est générale. La circulation des marchandises dans un pays, pour un temps donné, renferme bien des ventes isolées (ou des achats), c’est‑à‑dire des métamorphoses partielles et simultanées où la monnaie ne change qu’une fois de place ou ne fait qu’un seul tour. D’un autre côté, il y a des séries de métamorphoses plus ou moins ramifiées, s’accomplissant côte à côte ou s’entrelaçant les unes dans les autres où les mêmes pièces de monnaie font des tours plus ou moins nombreux. Les pièces particulières dont se compose la somme totale de la monnaie en circulation fonctionnent donc à des degrés d’activité très divers, mais le total des pièces de chaque dénomination réalise, pendant une période donnée, une certaine somme de prix. Il s’établit donc une vitesse moyenne du cours de la monnaie.
La masse d’argent qui, par exemple, est jetée dans la circulation à un moment donné est naturellement déterminée par le prix total des marchandises vendues à côté les unes des autres. Mais dans le courant même de la circulation chaque pièce de monnaie est rendue, pour ainsi dire, responsable pour sa voisine. Si l’une active la rapidité de sa course, l’autre la ralentit, ou bien est rejetée complètement de la sphère de la circulation, attendu que celle‑ci ne peut absorber qu’une masse d’or qui, multipliée par le nombre moyen de ses tours, est égale à la somme des prix à réaliser. Si les tours de la monnaie augmentent, sa masse diminue ; si ses tours diminuent, sa masse augmente. La vitesse moyenne de la monnaie étant donnée, la masse qui peut fonctionner comme instrument de la circulation se trouve déterminée également. Il suffira donc, par exemple, de jeter dans la circulation un certain nombre de billets de banque d’une livre pour en faire sortir autant de livres sterling en or, ‑ truc bien connu par toutes les banques.
De même que le cours de la monnaie en général reçoit son impulsion et sa direction de la circulation des marchandises, de même la rapidité de son mouvement ne reflète que la rapidité de leurs changements de forme, la rentrée continuelle des séries de métamorphoses les unes dans les autres, la disparition subite des marchandises de la circulation et leur remplacement aussi subit par des marchandises nouvelles. Dans le cours accéléré de la monnaie apparaît ainsi l’unité fluide des phases opposées et complémentaires, transformation de l’aspect usage des marchandises en leur aspect valeur et retransformation de leur aspect valeur en leur aspect usage, ou l’unité de la vente et de l’achat comme deux actes alternativement exécutés par les mêmes échangistes. Inversement, le ralentissement du cours de la monnaie fait apparaître la séparation de ces phénomènes et leur tendance à s’isoler en opposition l’un de l’autre, l’interruption des changements de forme et conséquemment des permutations de matières. La circulation naturellement ne laisse pas voir d’où provient cette interruption ; elle ne montre que le phénomène. Quant au vulgaire qui, à mesure que la circulation de la monnaie se ralentit, voit l’argent se montrer et disparaître moins fréquemment sur tous les points de la périphérie de la circulation, il est porté à chercher l’explication du phénomène dans l’insuffisante quantité du métal circulant79.
Le quantum total de l’argent qui fonctionne comme instrument de circulation dans une période donnée est donc déterminé d’un côté par la somme tics prix de toutes les marchandises circulantes, de l’autre par la vitesse relative de leurs métamorphoses. Mais le prix total des marchandises dépend et de la masse et des prix de chaque espèce de marchandise. Ces trois facteurs : mouvement des prix, niasse des marchandises circulantes et enfin vitesse du cours tic la monnaie, peuvent changer dans des proportions diverses et dans une direction différente ; la somme des prix à réaliser et par conséquent la masse des moyens de circulation qu’elle exige, peuvent donc également subir des combinaisons nombreuses dont nous ne mentionnerons ici que les plus importantes dans l’histoire des prix.
Les prix restant les mêmes, la masse des moyens de circulation peut augmenter, soit que la masse des marchandises circulantes augmente, soit que la vitesse du cours de la monnaie diminue ou que ces deux circonstances agissent ensemble. Inversement la masse des moyens de circulation peut diminuer si la masse des marchandises diminue ou si la monnaie accélère son cours.
Les prix des marchandises subissant une hausse générale, la masse des moyens de circulation peut rester la même, si la masse des marchandises circulantes diminue dans la même proportion que leur prix s’élève, ou si la vitesse du cours de la monnaie augmente aussi rapidement que la hausse des prix, tandis que la masse des marchandises en circulation reste la même' La masse des moyens de circulation peut décroître, soit que la masse des marchandises décroisse, soit que la vitesse du cours de l’argent croisse plus rapidement que leurs prix.
Les prix des marchandises subissant une baisse générale, la masse des moyens de circulation peut rester la même, si la masse des marchandises croît dans la même proportion que leurs prix baissent ou si la vitesse du cours de l’argent diminue dans la même proportion que les prix. Elle peut augmenter si la masse des marchandises croît plus vite, ou si la rapidité de la circulation diminue plus promptement que les prix ne baissent.
Les variations des différents facteurs peuvent se compenser réciproquement, de telle sorte que malgré leurs oscillations perpétuelles la somme totale des prix à réaliser reste constante et par conséquent aussi la masse de la monnaie courante. En effet, si on considère des périodes d’une certaine durée, on trouve les déviations du niveau moyen bien moindres qu’on s’y attendrait à première vue, à part toutefois de fortes perturbations périodiques qui proviennent presque toujours de crises industrielles et commerciales, et exceptionnellement d’une variation dans la valeur même des métaux précieux.
Cette loi, que la quantité des moyens de circulation est déterminée par la somme des prix des marchandises circulantes et par la vitesse moyenne du cours de la monnaie80, revient à ceci : étant donné et la somme de valeur des marchandises et la vitesse moyenne de leurs métamorphoses, la quantité du métal précieux en circulation dépend de sa propre valeur. L’illusion d’après laquelle les prix des marchandises sont au contraire déterminés par la masse des moyens de circulation et cette masse par l’abondance des métaux précieux dans un pays81, repose originellement sur l’hypothèse absurde que les marchandises et l’argent entrent dans la circulation, les unes sans prix, l’autre sans valeur, et qu’une partie aliquote du tas des marchandises s’y échange ensuite contre la même partie aliquote de la montagne de métal82.
1.1.3.2.3. Le numéraire ou les espèces. ‑ Le signe de valeur. 🔗
Le numéraire tire son origine de la fonction que la monnaie remplit comme instrument de circulation. Les poids d’or, par exemple, exprimés selon l’étalon officiel dans les prix où les noms monétaires des marchandises, doivent leur faire face sur le marché comme espèces d’or de la même dénomination ou comme numéraire. De même que l’établissement de l’étalon des prix, le monnayage est une besogne qui incombe à l’Etat. Les divers uniformes nationaux que l’or et l’argent revêtent, en tant que numéraire, mais dont ils se dépouillent sur le marché du monde, marquent bien la séparation entre les sphères intérieures ou nationales et la sphère générale de la circulation des marchandises.
L’or monnayé et l’or en barre ne se distinguent de prime abord que par la figure, et l’or peut toujours passer d’une de ces formes à l’autre83. Cependant en sortant de la Monnaie le numéraire se trouve déjà sur la voie du creuset. Les monnaies d’or ou d’argent s’usent dans leurs cours, les unes plus, les autres moins. A chaque pas qu’une guinée, par exemple, fait dans sa route, elle perd quelque chose de son poids tout en conservant sa dénomination. Le titre et la matière, la substance métallique et le nom monétaire commencent ainsi à se séparer. Des espèces de même nom deviennent de valeur inégale, n’étant plus de même poids. Le poids d’or indiqué par l’étalon des prix ne se trouve plus dans l’or qui circule, lequel cesse par cela même d’être l’équivalent réel des marchandises dont il doit réaliser les prix. L’histoire des monnaies au moyen âge et dans les temps modernes jusqu’au XVIII° siècle n’est guère que l’histoire de cet embrouillement. La tendance naturelle de la circulation à transformer les espèces d’or en un semblant d’or, ou le numéraire en symbole de son poids métallique officiel, est reconnue par les lois les plus récentes sur le degré de perte de métal qui met les espèces hors de cours ou les démonétise.
Le cours de la monnaie, en opérant une scission entre le contenu réel et le contenu nominal, entre l’existence métallique et l’existence fonctionnelle des espèces, implique déjà, sous forme latente, la possibilité de les remplacer dans leur fonction de numéraire par des jetons de billon, etc. Les difficultés techniques du monnayage de parties de poids d’or ou d’argent tout à fait diminutives, et cette circonstance que des métaux inférieurs servent de mesure de valeur et circulent comme monnaie jusqu’au moment où le métal précieux vient les détrôner, expliquent historiquement leur rôle de monnaie symbolique. Ils tiennent lieu de l’or monnayé dans les sphères de la circulation où le roulement du numéraire est le plus rapide, c’est‑à‑dire où les ventes et les achats se renouvellent incessamment sur la plus petite échelle. Pour empêcher ces satellites de s’établir à la place de l’or, les proportions dans lesquelles ils doivent être acceptés en payement sont déterminées par des lois. Les cercles particuliers que parcourent les diverses sortes de monnaie s’entrecroisent naturellement. Là monnaie d’appoint, par exemple, apparaît pour payer des fractions d’espèces d’or ; l’or entre constamment dans la circulation de détail, mais il en est constamment chassé par la monnaie d’appoint échangée contre lui84.
La substance métallique des jetons d’argent ou de cuivre est déterminée arbitrairement par la loi. Dans leur cours ils s’usent encore plus rapidement que les pièces d’or. Leur fonction devient donc par le fait complètement indépendante de leur poids, c’est‑à-dire de toute valeur.
Néanmoins, et c’est le point important, ils continuent de fonctionner comme remplaçants des espèces d’or. La fonction numéraire de l’or entièrement détachée de sa valeur métallique est donc un phénomène produit par les frottements de sa circulation même. Il peut donc être remplacé dans cette fonction par des choses relativement sans valeur aucune, telles que des billets de papier. Si dans les jetons métalliques le caractère purement symbolique est dissimulé jusqu’à un certain point, il se manifeste sans équivoque dans le papier‑monnaie. Comme on le voit, ce n’est que le premier pas qui coûte.
Il ne s’agit ici que de papier‑monnaie d’Etat avec cours forcé. Il naît spontanément de la circulation métallique. La monnaie de crédit, au contraire, suppose un ensemble de conditions qui, du point de vue de la circulation simple des marchandises, nous sont encore inconnues. Remarquons en passant que si le papier‑monnaie proprement dit provient de la fonction de l’argent comme moyen de circulation, la monnaie de crédit a sa racine naturelle dans la fonction de l’argent comme moyen de payement85.
L’Etat jette dans la circulation des billets de papier sur lesquels sont inscrits des dénominations de numéraire tels que une livre sterling, cinq livres sterling, etc. En tant que ces billets circulent réellement à la place du poids d’or de la même dénomination, leur mouvement ne fait que refléter les lois du cours de la monnaie réelle. Une loi spéciale de la circulation du papier ne peut résulter que de son rôle de représentant de l’or ou de l’argent, et cette loi est très simple ; elle consiste en ce que l’émission du papier‑monnaie doit être proportionnée à la quantité d’or (ou d’argent) dont il est le symbole et qui devrait réellement circuler. La quantité d’or que la circulation peut absorber oscille bien constamment au‑dessus ou au‑dessous d’un certain niveau moyen ; cependant elle ne tombe jamais au‑dessous d’un minimum que l’expérience fait connaître en chaque pays. Que cette masse minima renouvelle sans cesse ses parties intégrantes, c’est‑à‑dire qu’il y ait un va‑et‑vient des espèces particulières qui y entrent et en sortent, cela ne change naturellement rien ni à ses proportions ni à son roulement continu dans l’enceinte de la circulation. Rien n’empêche donc de la remplacer par des symboles de papier. Si au contraire les canaux de la circulation se remplissent de papier‑monnaie jusqu’à la limite de leur faculté d’absorption pour le métal précieux, alors la moindre oscillation dans le prix des marchandises pourra les faire déborder. Toute mesure est dès lors perdue.
Abstraction faite d’un discrédit général, supposons que le papier‑monnaie dépasse sa proportion légitime. Après comme avant, il ne représentera dans la circulation des marchandises que le quantum d’or qu’elle exige selon ses lois immanentes et qui, par conséquent, est seul représentable. Si, par exemple, la masse totale du papier est le double de ce qu’elle devrait être, un billet d’une livre sterling, qui représentait un quart d’once d’or, n’en représentera plus que un huitième. L’effet est le même que si l’or, dans sa fonction d’étalon de prix, avait été altéré.
Le papier‑monnaie est signe d’or ou signe de monnaie. Le rapport qui existe entre lui et les marchandises consiste tout simplement en ceci, que les mêmes quantités d’or qui sont exprimées idéalement dans leurs prix sont représentées symboliquement par lui. Le papier‑monnaie n’est donc signe de valeur qu’autant qu’il représente des quantités d’or qui, comme toutes les autres quantités de marchandises, sont aussi des quantités de valeur86.
On demandera peut‑être pourquoi l’or peut être remplacé par des choses sans valeur, par de simples signes. Mais il n’est ainsi remplaçable qu’autant qu’il fonctionne exclusivement comme numéraire ou instrument de circulation. Le caractère exclusif de cette fonction ne se réalise pas, il est vrai, pour les monnaies d’or ou d’argent prises à part, quoiqu’il se manifeste dans le fait que des espèces usées continuent néanmoins à circuler. Chaque pièce d’or n’est simplement instrument de circulation qu’autant qu’elle circule. Il n’en est pas ainsi de la masse d’or minima qui peut être remplacée par le papier‑monnaie. Cette masse appartient toujours à la sphère de la circulation, fonctionne sans cesse comme son instrument et existe exclusivement comme soutien de cette fonction. Son roulement ne représente ainsi que l’alternation continuelle des mouvements inverses de la métamorphose M‑A‑M où la figure valeur des marchandises ne leur fait face que pour disparaître aussitôt après, où le remplacement d’une marchandise par l’autre fait glisser la monnaie sans cesse d’une main dans une autre. Son existence fonctionnelle absorbe, pour ainsi dire, son existence matérielle. Reflet fugitif des prix des marchandises, elle ne fonctionne plus que comme signe d’elle‑même et peut par conséquent être remplacée par des signes87. Seulement il faut que le signe de la monnaie soit comme elle socialement valable, et il le devient par le cours forcé. Cette action coercitive de l’Etat ne peut s’exercer que dans l’enceinte nationale de la circulation, mais là seulement aussi peut s’isoler la fonction que la monnaie remplit comme numéraire.
1.1.3.3. La monnaie ou l’argent. 🔗
Jusqu’ici nous avons considéré le métal précieux sous le double aspect de mesure des valeurs et d’instrument de circulation. Il remplit la première fonction comme monnaie idéale, il peut être représenté dans la deuxième par des symboles. Mais il y a des fonctions où il doit se présenter dans son corps métallique comme équivalent réel des marchandises ou comme marchandise‑monnaie. Il y a une autre fonction encore qu’il peut remplir ou en personne ou par des suppléants, mais où il se dresse toujours en face des marchandises usuelles comme l’unique incarnation adéquate de leur valeur. Dans tous ces cas, nous dirons qu’il fonctionne comme monnaie ou argent proprement dit par opposition à ses fonctions de mesure des valeurs et de numéraire.
1.1.3.3.1. Thésaurisation. 🔗
Le mouvement circulatoire des deux métamorphoses inverses des marchandises ou l’alternation continue de vente et d’achat se manifeste par le cours infatigable de la monnaie ou dans sa fonction de perpetuum mobile, de moteur perpétuel de la circulation. Il s’immobilise ou se transforme, comme dit Boisguillebert, de meuble en immeuble, de numéraire en monnaie ou argent, dès que la série des métamorphoses est interrompue, dès qu’une vente n’est pas suivie d’un achat subséquent.
Dès que se développe la circulation des marchandises, se développent aussi la nécessité et le désir de fixer et de conserver le produit de la première métamorphose, la marchandise changée en chrysalide d’or ou d’argent88. On vend dès lors des marchandises non seulement pour en acheter d’autres, mais aussi pour remplacer la forme marchandise par la forme argent. La monnaie arrêtée à dessein dans sa circulation se pétrifie, pour ainsi dire, en devenant trésor, et le vendeur se change en thésauriseur.
C’est surtout dans l’enfance de la circulation qu’on n’échange que le superflu en valeurs d’usage contre la marchandise‑monnaie. L’or et l’argent deviennent ainsi d’eux‑mêmes l’expression sociale du superflu et de la richesse. Cette forme naïve de thésaurisation s’éternise chez les peuples dont le mode traditionnel de production satisfait directement un cercle étroit de besoins stationnaires. Il y a peu de circulation et beaucoup de trésors. C’est ce qui a lieu chez les Asiatiques, notamment chez les Indiens. Le vieux Vanderlint, qui s’imagine que le taux des prix dépend de l’abondance des métaux précieux dans un pays, se demande pourquoi les marchandises indiennes sont à si bon marché ? Parce que les Indiens, dit‑il, enfouissent l’argent. Il remarque que de 1602 à 1734 ils enfouirent ainsi cent cinquante millions de livres sterling en argent, qui étaient venues d’abord d’Amérique en Europe89. De 1856 à 1866, dans une période de dix ans, l’Angleterre exporta dans l’Inde et dans la Chine (et le métal importé en Chine tenue en grande partie dans l’Inde), cent vingt millions de livres sterling en argent qui avaient été auparavant échangées contre de l’or australien.
Dès que la production marchande a atteint un certain développement, chaque producteur doit faire provision d’argent. C’est alors le « gage social », le nervus rerum, le nerf des choses90. En effet, les besoins du producteur se renouvellent sans cesse et lui imposent sans cesse l’achat de marchandises étrangères, tandis que la production et la vente des siennes exigent plus ou moins de temps et dépendent de mille hasards. Pour acheter sans vendre, il doit d’abord avoir vendu sans acheter. Il semble contradictoire que cette opération puisse s’accomplir d’une manière générale. Cependant les métaux précieux se troquent à leur source de production contre d’autres marchandises. Ici la vente a lieu (du côté du possesseur de marchandises) sans achat (du côté du possesseur d’or et d’argent)91. Et des ventes postérieures qui ne sont pas complétées par des achats subséquents ne font que distribuer les métaux précieux entre tous les échangistes. Il se forme ainsi sur tous les points en relation d’affaires des réserves d’or et d’argent dans les proportions les plus diverses. La possibilité de retenir et de conserver la marchandise comme valeur d’échange ou la valeur d’échange comme marchandise éveille la passion de l’or. A mesure que s’étend la circulation des marchandises grandit aussi la puissance de la monnaie, forme absolue et toujours disponible de la richesse sociale. « L’or est une chose merveilleuse ! Qui le possède est maître de tout ce qu’il désire. Au moyen de l’or on peut même ouvrir aux âmes les portes du Paradis. » (Colomb, lettre de la Jamaïque, 1503.)
L’aspect de la monnaie ne trahissant point ce qui a été transformé en elle, tout, marchandise ou non, se transforme en monnaie. Rien qui ne devienne vénal, qui ne se fasse vendre et acheter ! La circulation devient la grande cornue sociale où tout se précipite pour en sortir transformé en cristal monnaie. Rien ne résiste à cette alchimie, pas même les os des saints et encore moins des choses sacrosaintes, plus délicates, res sacrosanctoe, extra commercium hominum92. De même que toute différence de qualité entre les marchandises s’efface dans l’argent, de même lui, niveleur radical, efface toutes les distinctions93. Mais l’argent est lui‑même marchandise, une chose qui peut tomber sous les mains de qui que ce soit. La puissance sociale devient ainsi puissance privée des particuliers. Aussi la société antique le dénonce‑t‑elle comme l’agent subversif, comme le dissolvant le plus actif de son organisation économique et de ses mœurs populaires94.
La société moderne qui, à peine née encore, tire déjà par les cheveux le dieu Plutus des entrailles de la terre, salue dans l’or, son saint Graal, l’incarnation éblouissante du principe même de sa vie.
La marchandise, en tant que valeur d’usage, satisfait un besoin particulier et forme un élément particulier de la richesse matérielle. Mais la valeur de la marchandise mesure le degré de sa force d’attraction sur tous les éléments de cette richesse, et par conséquent la richesse sociale de celui qui la possède. L’échangiste plus ou moins barbare, même le paysan de l’Europe occidentale, ne sait point séparer la valeur de sa forme. Pour lui, accroissement de sa réserve d’or et d’argent veut dire accroissement de valeur. Assurément la valeur du métal précieux change par suite des variations survenues soit dans sa propre valeur soit dans celle des marchandises. Mais cela n’empêche pas d’un côté, que deux cents onces d’or contiennent après comme avant plus de valeur que cent, trois cents plus que deux cents, etc., ni d’un autre côté, que la forme métallique de la monnaie reste la forme équivalente générale de toutes les marchandises, l’incarnation sociale de tout travail humain. Le penchant à thésauriser n’a, de sa nature, ni règle ni mesure. Considéré au point de vue de la qualité ou de la forme, comme représentant universel de la richesse matérielle, l’argent est sans limite parce qu’il est immédiatement transformable en toute sorte de marchandise. Mais chaque somme d’argent réelle a sa limite quantitative et n’a donc qu’une puissance d’achat restreinte. Cette contradiction entre la quantité toujours définie et la qualité de puissance infinie de l’argent ramène sans cesse le thésauriseur au travail de Sisyphe. Il en est de lui comme du conquérant que chaque conquête nouvelle ne mène qu’à une nouvelle frontière.
Pour retenir et conserver le métal précieux en qualité de monnaie, et par suite d’élément de la thésaurisation, il faut qu’on l’empêche de circuler ou de se résoudre comme moyen d’achat en moyens de jouissance. Le thésauriseur sacrifie donc à ce fétiche tous les penchants de sa chair. Personne plus que lui ne prend au sérieux l’évangile du renoncement. D’un autre côté, il ne peut dérober en monnaie à la, circulation que ce qu’il lui donne en marchandises. Plus il produit, plus il peut vendre. Industrie, économie, avarice, telles sont ses vertus cardinales ; beaucoup vendre, peu acheter, telle est la somme de son économie politique95.
Le trésor n’a pas seulement une forme brute : il a aussi une forme esthétique. C’est l’accumulation d’ouvrages d’orfèvrerie qui se développe avec l’accroissement de la richesse sociale. « Soyons riches ou paraissons riches. » (Diderot.) Il se forme ainsi d’une part un marché toujours plus étendu pour les métaux précieux, de l’autre une source latente d’approvisionnement à laquelle on puise dans les périodes de crise sociale.
Dans l’économie de la circulation métallique, les trésors remplissent des fonctions diverses. La première tire son origine des conditions qui président au cours de la monnaie. On a vu comment la masse courante du numéraire s’élève ou s’abaisse avec les fluctuations constantes qu’éprouve la circulation des marchandises sous le rapport de l’étendue, des prix et de la vitesse. Il faut donc que cette masse soit capable de contraction et d’expansion.
Tantôt une partie de la monnaie doit sortir de la circulation, tantôt elle y doit rentrer. Pour que la masse d’argent courante corresponde toujours au degré où la sphère de la circulation se trouve saturée, ta quantité d’or ou d’argent qui réellement circule ne doit former qu’une partie du métal précieux existant dans un pays. C’est par la forme trésor de l’argent que cette condition se trouve remplie. Les réservoirs des trésors servent à la fois de canaux de décharge et d’irrigation, de façon que les canaux de circulation ne débordent jamais96.
1.1.3.3.2. Moyen de payement. 🔗
Dans la forme immédiate de la circulation des marchandises examinée jusqu’ici, la même valeur se présente toujours double, marchandise à un pôle, monnaie à l’autre. Les producteurs-échangistes entrent en rapport comme représentants d’équivalents qui se trouvent déjà en face les uns des autres. A mesure cependant que se développe la circulation, se développent aussi des circonstances tendant à séparer par un intervalle de temps l’aliénation de la marchandise et la réalisation de son prix. Les exemples les plus simples nous suffisent ici. Telle espèce de marchandise exige plus de temps pour sa production, telle autre en exige moins. Les saisons de production ne sont pas les mêmes pour des marchandises différentes. Si une marchandise prend naissance sur le lieu même de son marché, une autre doit voyager et se rendre à un marché lointain. Il se peut donc que l’un des échangistes soit prêt à vendre, tandis que l’autre n’est pas encore à même d’acheter. Quand les mêmes transactions se renouvellent constamment entre les mêmes personnes les conditions de la vente et de l’achat des marchandises se régleront peu à peu d’après les conditions de leur production. D’un autre côté, l’usage de certaines espèces de marchandise, d’une maison, par exemple, est aliéné pour une certaine période, et ce n’est qu’après l’expiration du terme que l’acheteur a réellement obtenu la valeur d’usage stipulée. Il achète donc avant de payer. L’un des échangistes vend une marchandise présente, l’autre achète comme représentant d’argent à venir. Le vendeur devient créancier, l’acheteur débiteur. Comme la métamorphose de la marchandise prend ici un nouvel aspect, l’argent lui aussi acquiert une nouvelle fonction. Il devient moyen de payement.
Les caractères de créancier et de débiteur proviennent ici de la circulation simple. Le changement de sa forme imprime au vendeur et à l’acheteur leurs cachets nouveaux. Tout d’abord, ces nouveaux rôles sont donc aussi passagers que les anciens et joués tour à tour par les mêmes acteurs, mais ils n’ont plus un aspect aussi débonnaire, et leur opposition devient plus susceptible de se solidifier97. Les mêmes caractères peuvent aussi se présenter indépendamment de la circulation des marchandises. Dans le monde antique, le mouvement de la lutte des classes a surtout la forme d’un combat, toujours renouvelé entre créanciers et débiteurs, et se termine à Rome par la défaite et la ruine du débiteur plébéien qui est remplacé par l’esclave. Au moyen âge, la lutte se termine par la ruine du débiteur féodal. Celui‑là perd la puissance politique dès que croule la base économique qui en faisait le soutien. Cependant ce rapport monétaire de créancier à débiteur ne fait à ces deux époques que réfléchir à la surface des antagonismes plus profonds.
Revenons à la circulation des marchandises. L’apparition simultanée des équivalents marchandise et argent aux deux pôles de la vente a cessé. Maintenant l’argent fonctionne en premier lieu comme mesure de valeur dans la fixation du prix de la marchandise vendue. Ce prix établi par contrat, mesure l’obligation de l’acheteur, c’est‑à‑dire la somme d’argent dont il est redevable à terme fixe.
Puis il fonctionne comme moyen d’achat idéal. Bien qu’il n’existe que dans la promesse de l’acheteur, il opère cependant le déplacement de la marchandise. Ce n’est qu’à l’échéance du terme qu’il entre, comme moyen de payement, dans la circulation, c’est‑à‑dire qu’il passe de la main de l’acheteur dans celle du vendeur. Le moyen de circulation s’était transformé en trésor, parce que le mouvement de la circulation s’était arrêté à sa première moitié. Le moyen de payement entre dans la circulation, mais seulement après que la marchandise en est sortie. Le vendeur transformait la marchandise en argent pour satisfaire ses besoins, le thésauriseur pour la conserver sous forme d’équivalent général, l’acheteur‑débiteur enfin pour pouvoir payer. S’il ne paye pas, une vente forcée de son avoir a lieu. La conversion de la marchandise en sa figure valeur, en monnaie, devient ainsi une nécessité sociale qui s’impose au producteur‑échangiste indépendamment de ses besoins et de ses fantaisies personnelles.
Supposons que le paysan achète du tisserand vingt mètres de toile au prix de deux livres sterling, qui est aussi le prix d’un quart de froment, et qu’il les paye un mois après. Le paysan transforme son froment en toile avant de l’avoir transformé en monnaie. Il accomplit donc la dernière métamorphose de sa marchandise avant la première. Ensuite il vend du froment pour deux livres sterling, qu’il fait passer au tisserand au terme convenu. La monnaie réelle ne lui sert plus ici d’intermédiaire pour substituer la toile au froment. C’est déjà fait. Pour lui la monnaie est au contraire le dernier mot de la transaction en tant qu’elle est la forme absolue de la valeur qu’il doit fournir, la marchandise universelle. Quant au tisserand, sa marchandise a circulé et a réalisé son prix, mais seulement au moyen d’un titre qui ressortit du droit civil. Elle est entrée dans la consommation d’autrui avant d’être transformée en monnaie. La première métamorphose de sa toile reste donc suspendue et ne s’accomplit que plus tard, au terme d’échéance de la dette du paysan98.
Les obligations échues dans une période déterminée représentent le prix total des marchandises vendues. La quantité de monnaie exigée pour la réalisation de cette somme dépend d’abord de la vitesse du cours des moyens de payement. Deux circonstances la règlent :
- l’enchaînement des rapports de créancier à débiteur, comme lorsque A, par exemple, qui reçoit de l’argent de son débiteur B, le fait passer à son créancier C, et ainsi de suite ;
- l’intervalle de temps qui sépare les divers termes auxquels les payements s’effectuent.
La série des payements consécutifs ou des premières métamorphoses supplémentaires se distingue tout à fait de l’entrecroisement des séries de métamorphoses que nous avons d’abord analysé.
Non seulement la connexion entre vendeurs et acheteurs s’exprime dans le mouvement des moyens de circulation. Mais cette connexion naît dans le cours même de la monnaie. Le mouvement du moyen de payement au contraire exprime un ensemble de rapports sociaux préexistants.
La simultanéité et contiguïté des ventes (ou achats), qui fait que la quantité des moyens de circulation ne peut plus être compensée par la vitesse de leur cours, forme un nouveau levier dans l’économie des moyens de payement. Avec la concentration des payements sur une même place se développent spontanément des institutions et des méthodes pour les balancer les uns par les autres. Tels étaient, par exemple, à Lyon, au moyen âge, les virements. Les créances de A sur B, de B sur C, de C sur A, et ainsi de suite, n’ont besoin que d’être confrontées pour s’annuler réciproquement, dans une certaine mesure, comme quantités positives et négatives. Il ne reste plus ainsi qu’une balance de compte à solder. Plus est grande la concentration des payements, plus est relativement petite leur balance, et par cela même la masse des moyens de payement en circulation.
La fonction de la monnaie comme moyen de payement implique une contradiction sans moyen terme. Tant que les payements se balancent, elle fonctionne seulement d’une manière idéale, comme monnaie de compte et mesure des valeurs. Dès que les payements doivent s’effectuer réellement, elle ne se présente plus comme simple moyen de circulation, comme forme transitive servant d’intermédiaire au déplacement des produits, mais elle intervient comme incarnation individuelle du travail social, seule réalisation de la valeur d’échange, marchandise absolue. Cette contradiction éclate dans le moment des crises industrielles ou commerciales auquel on a donné le nom de crise monétaire99.
Elle ne se produit que là où l’enchaînement des payements et un système artificiel destiné à les compenser réciproquement se sont développés. Ce mécanisme vient‑il, par une cause quelconque, à être dérangé, aussitôt la monnaie, par un revirement brusque et sans transition, ne fonctionne plus sous sa forme purement idéale de monnaie de compte. Elle est réclamée comme argent comptant et ne peut plus être remplacée par des marchandises profanes. L’utilité de la marchandise ne compte pour rien et sa valeur disparaît devant ce qui n’en est que la forme. La veille encore, le bourgeois, avec la suffisance présomptueuse que lui donne la prospérité, déclarait que l’argent est une vaine illusion. La marchandise seule est argent, s’écriait‑il. L’argent seul est marchandise ! Tel est maintenant le cri qui retentit sur le marché du monde. Comme le cerf altéré brame après la source d’eau vive, ainsi son âme appelle à grands cris l’argent, la seule et unique richesse100. L’opposition qui existe entre la marchandise et sa forme valeur est, pendant la crise, poussée à l’outrance. Le genre particulier de la monnaie n’y fait rien. La disette monétaire reste la même, qu’il faille payer en or ou en monnaie de crédit, en billets de banque, par exemple101.
Si nous examinons maintenant la somme totale de la monnaie qui circule dans un temps déterminé, nous trouverons qu’étant donné la vitesse du cours des moyens de circulation et des moyens de payement, elle est égale à la somme des prix des marchandises à réaliser, plus la somme des payements échus, moins celle des payements qui se balancent, moins enfin l’emploi double ou plus fréquent des mêmes pièces pour la double fonction de moyen de circulation et de moyen de payement. Par exemple, le paysan a vendu son froment moyennant deux livres sterling qui opèrent comme moyen de circulation. Au terme d’échéance, il les fait passer au tisserand. Maintenant elles fonctionnent comme moyen de payement. Le tisserand achète avec elles une bible, et dans cet achat elles fonctionnent de nouveau comme moyen de circulation, et ainsi de suite.
Etant donné la vitesse du cours de la monnaie, l’économie des payements et les prix des marchandises, on voit que la masse des marchandises en circulation ne correspond plus à la masse de la monnaie courante dans une certaine période, un jour, par exemple. Il court de la monnaie qui représente des marchandises depuis longtemps dérobées à la circulation. Il court des marchandises dont l’équivalent en monnaie ne se présentera que bien plus tard. D’un autre côté, les dettes contractées et les dettes échues chaque jour sont des grandeurs tout à fait incommensurables102.
La monnaie de crédit a sa source immédiate dans la fonction de l’argent comme moyen de payement. Des certificats constatant les dettes contractées pour des marchandises vendues circulent eux‑mêmes à leur tour pour transférer à d’autres personnes les créances. A mesure que s’étend le système de crédit, se développe de plus en plus la fonction que la monnaie remplit comme moyen de payement. Comme tel, elle revêt des formes d’existence particulières dans lesquelles elle hante la sphère des grandes transactions commerciales, tandis que les espèces d’or et d’argent sont refoulées principalement dans la sphère du commerce de détail103.
Plus la production marchande se développe et s’étend, moins la fonction de la monnaie comme moyen de payement est restreinte à la sphère de la circulation des produits. La monnaie devient la marchandise générale des contrats104. Les rentes, les impôts, etc., payés jusqu’alors en nature, se payent désormais en argent. Un fait qui démontre, entre autres, combien ce changement dépend des conditions générales de la production, c’est que I’empire romain échoua par deux fois dans sa tentative de lever toutes les contributions en argent. La misère énorme de la population agricole en France sous Louis XIV, dénoncée avec tant d’éloquence par Boisguillebert, le maréchal Vauban, etc., ne provenait pas seulement de l’élévation de l’impôt, mais aussi de la substitution de sa forme monétaire à sa forme naturelle105. En Asie, la rente foncière constitue l’élément principal des impôts et se paye en nature. Cette forme de la rente, qui repose là sur des rapports de production stationnaires, entretient par contrecoup l’ancien mode de production. C’est un des secrets de la conservation de l’empire turc. Que le libre commerce, octroyé par l’Europe au Japon, amène dans ce pays la conversion de la rente‑nature en rente‑argent, et c’en est fait de son agriculture modèle, soumise à des conditions économiques trop étroites pour résister à une telle révolution.
Il s’établit dans chaque pays certains termes généraux où les payements se font sur une grande échelle. Si quelques‑uns de ces termes sont de pure convention, ils reposent en général sur les mouvements périodiques et circulatoires de la reproduction liés aux changements périodiques des saisons, etc. Ces termes généraux règlent également l’époque des payements qui ne résultent pas directement de la circulation des marchandises, tels que ceux de la rente, du loyer, des impôts, etc. La quantité de monnaie qu’exigent à certains jours de l’année ces payements disséminés sur toute la périphérie d’un pays occasionne des perturbations périodiques, mais tout à fait superficielles106.
Il résulte de la loi sur la vitesse du cours des moyens de payement, que pour tous les payements périodiques, quelle qu’en soit la source, la masse des moyens de payement nécessaire est en raison inverse de la longueur des périodes107.
La fonction que l’argent remplit comme moyen de payement nécessite l’accumulation des sommes exigées pour les dates d’échéance. Tout en éliminant la thésaurisation comme forme propre d’enrichissement, le progrès de la société bourgeoise la développe sous la forme de réserve des moyens de payement.
1.1.3.3.3. La monnaie universelle. 🔗
A sa sortie de la sphère intérieure de la circulation, l’argent dépouille les formes locales qu’il y avait revêtues, forme de numéraire, de monnaie d’appoint, d’étalon des prix, de signe de valeur, pour retourner à sa forme primitive de barre ou lingot. C’est dans le commerce entre nations que la valeur des marchandises se réalise universellement. C’est là aussi que leur figurevaleur leur fait vis‑à‑vis, sous l’aspect de monnaie universelle monnaie du monde (money of the world), comme l’appelle James Steuart, monnaie de la grande république commerçante, comme disait après lui Adam Smith. C’est sur le marché du monde et là seulement que la monnaie fonctionne dans toute la force du terme, comme la marchandise dont la forme naturelle est en même temps l’incarnation sociale du travail humain en général. Sa manière d’être y devient adéquate à son idée. Dans l’enceinte nationale de la circulation, ce n’est qu’une seule marchandise qui peut servir de mesure de valeur et par suite de monnaie. Sur le marché du monde règne une double mesure de valeur, l’or et l’argent108.
La monnaie universelle remplit les trois fonctions de moyen de payement, de moyen d’achat et de matière sociale de la richesse, en général (universal wealth). Quand il s’agit de solder les balances internationales, la première fonction prédomine. De là le mot d’ordre du système mercantile ‑ balance de commerce109. L’or et l’argent servent essentiellement de moyen d’achat international toutes les fois que l’équilibre ordinaire dans l’échange des matières entre diverses nations se dérange. Enfin, ils fonctionnent comme forme absolue de la richesse, quand il ne s’agit plus ni d’achat ni de payement, mais d’un transfert de richesse d’un pays à un autre, et que ce transfert, sous forme de marchandise, est empêché, soit par les éventualités du marché, soit par le but même qu’on veut atteindre110.
Chaque pays a besoin d’un fonds de réserve pour son commerce étranger, aussi bien que pour sa circulation intérieure. Les fonctions de ces réserves se rattachent donc en partie à la fonction de la monnaie comme moyen de circulation et de payement à l’intérieur, et en partie à sa fonction de monnaie universelle111. Dans cette dernière fonction, la monnaie matérielle, c’est‑à‑dire l’or et l’argent, est toujours exigée ; c’est pourquoi James Steuart, pour distinguer l’or et l’argent de leurs remplaçants purement locaux, les désigne expressément sous le nom de money of the world.
Le fleuve aux vagues d’argent et d’or possède un double courant. D’un côté, il se répand à partir de sa source sur tout le marché du monde où les différentes enceintes nationales le détournent en proportions diverses, pour qu’il pénètre leurs canaux de circulation intérieure, remplace leurs monnaies usées, fournisse la matière des articles de luxe, et enfin se pétrifie sous forme de trésor112. Cette première direction lui est imprimée par les pays dont les marchandises s’échangent directement avec l’or et l’argent aux sources de leur production. En même temps, les métaux précieux courent de côté et d’autre, sans fin ni trêve, entre les sphères de circulation des différents pays, et ce mouvement suit les oscillations incessantes du cours du changes113.
Les pays dans lesquels la production a atteint un haut degré de développement restreignent au minimum exigé par leurs fonctions spécifiques les trésors entassés dans les réservoirs de banque114. À part certaines exceptions, le débordement de ces réservoirs par trop au‑dessus de leur niveau moyen est un signe de stagnation dans la circulation des marchandises ou d’une interruption dans le cours de leurs métamorphoses115.