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Alexis de Tocqueville (1835) Mémoire sur le paupérisme

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Alexis de Tocqueville (1835) Mémoire sur le paupérisme

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Préface hurlue

Il n’y a rien qui, en général, élève et soutient plus haut l’esprit humain que l’idée des droits. On trouve dans l’idée du droit quelque chose de grand et de viril qui ôte à la demande son caractère suppliant, et place celui qui réclame sur le même niveau que celui qui accorde.

Tocqueville est un grand esprit, malheureusement.


Il sait rendre toutes les idées, même celles qu’il conteste, dans leur plus grande force, si bien que ses réfutations en sont d’autant plus brillantes et convaincantes. Qui n’est pas d’accord se sent effacé par la force de ses évidences. Il est l’esprit de la classe dominante, d’hier et de demain : intelligent, mesuré, humain, et donc écrasant de son universalité. N’a-t-on jamais défendu en si peu de mots que ci-dessus, la dignité que donne le droit à la sécurité sociale ?

Qui, à part un socialiste, a su lire dès 1835, le mouvement de l’histoire, l’aliénation de la classe ouvrière, entièrement soumise aux aléas du marché, et pourtant base de la production ?

Les hommes quittaient la charrue pour prendre la navette et le marteau ; de la chaumière ils passaient dans la manufacture […] La classe industrielle a reçu la mission spéciale et dangereuse de pourvoir à ses risques et périls au bonheur matériel de toutes les autres.

Cependant Tocqueville n’est pas socialiste, mais libéral. Il comprend bien que l’industrie produit la misère et nécessite une redistribution, mais il trouve aussi les arguments les plus vicieux contre l’assistanat. Ses témoignages sur l’assistance publique anglaise de l’époque restent piquants, quoique vus depuis un Lord. Il en conclut que le droit à l’assistance publique déprave les âmes et la société, et qu’il vaut mieux lui préférer la charité privée. Plutôt des milliardaires qui donne de bon cœur, qu’une sécurité sociale contraignante et administrative…

L’aumône individuelle établit des liens précieux entre le riche et le pauvre. Le premier s’intéresse par le bienfait même au sort de celui dont il a entrepris de soulager la misère ; le second, soutenu par des secours qu’il n’avait pas droit d’exiger et que peut-être il n’espérait pas obtenir, se sent attiré par la reconnaissance.

Où est donc le vice du raisonnement ? Dans une évidence implicite au détour d’une phrase : « deux nations rivales existent depuis le commencement du monde qu’on appelle les riches et les pauvres ».

Les riches et les pauvres seraient là de toute éternité, et sans demi-mesures de l’un à l’autre. Tocqueville avait pourtant commencé son mémoire par une première partie presque copiée de Rousseau sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (un autre discours en réponse à une académie) ; expliquant que les riches sont apparus avec la religion de la propriété. Les inégalités ne sont pas de tous les temps mais produites par l’histoire.

Il aurait dû en conclure que la pauvreté, et les riches, peuvent disparaître ; mais il croit au contraire que cet ordre est éternel et voulu par Dieu. Le pauvre est nécessaire au riche pour le salut de son âme.

Selon Tocqueville, c’est même l’assistance publique qui est la cause de la dépravation des riches qui ne donnent plus. La charité individuelle était « suffisante au Moyen Age, parce que l’ardeur religieuse lui donnait une immense énergie », tandis qu’avec l’assistance publique, « la loi dépouille le riche d’une partie de son superflu sans le consulter, et il ne voit dans le pauvre qu’un avide étranger appelé par le législateur, au partage de ses biens ». Et voilà, c’est de la faute au pauvre si le riche n’a plus envie de donner. Le pauvre doit savoir se vendre.

Mais Tocqueville ne se soucie de l’intérêt général que par accident, et avoue en conclusion sa véritable peur.

[L’assistance publique] réduira avec le temps les riches à n’être que les fermiers des pauvres, tarira les sources de l’épargne, arrêtera l’accumulation des capitaux, comprimera l’essor du commerce, engourdira l’activité et l’industrie humaines et finira par amener une révolution violente dans l’État, lorsque le nombre de ceux qui reçoivent l’aumône sera devenu presque aussi grand que le nombre de ceux qui la donnent, et que l’indigent ne pouvant plus tirer des riches appauvris de quoi pourvoir à ses besoins trouvera plus facile de les dépouiller tout à coup de leurs biens que de demander leurs secours.

Donc, si l’assistance publique fonctionne trop bien, elle va appauvrir les riches, qui ne pourront plus alimenter les caisses, et donc les pauvres en colère se mettraient en Révolution, contre les riches.

Mais si les riches sont pauvres, pourquoi les pauvres en voudraient à leur propriété ? Et si l’assistance fonctionne, pourquoi les riches craindraient la ruine ? La dénonciation de l’assistanat ne se soucie pas vraiment du moral des pauvres ; Tocqueville et ses éternels lecteurs s’inquiètent surtout de leurs privilèges de ne plus se sentir riches s’ils ne peuvent plus donner aux pauvres.


Cette préface devrait vous avoir définitivement mal tourné l’esprit pour ne pas être séduit par un texte, qui n’en reste pas moins instructif parce qu’il est fort et clair.